JEAN-CLAUDE MILNER


Pour une politique des êtres parlants



L'histoire, la légende était belle, trop belle sans doute... On en retrouvait facilement les traces sur le Web...

Revenons au point de départ : là où elle existe, la politique est l’affaire des êtres parlants. Autant dire qu’elle est l’affaire des corps parlants, parce que s’ils n’avaient pas de corps, ils ne parlaient pas, ils n’auraient pas besoin de politique. Pourquoi ? A cause du pluriel. Car ils se déploient en une multitude du fait de leur corps, qui peuplent le monde. Or, la difficulté réside là. Si un être parlant pouvait se satisfaire d’être unique, en célibataire universel, les gentils philosophes triompheraient sans effort. A la fois sage et prince, à la fois maître et esclave, à la fois père et fils, à la fois homme et femme, le Solitaire inaugurerait à chaque instant son propre règne. Mais les philosophes savent bien eux-mêmes qu’il n’en va pas ainsi dans le réel. Les plus perspicaces n’hésitent pas à confesser, au moins en privé, qu’ils prophétisent pour consoler ; chacun se pique de parler et d’écrire tout seul, pour rendre la pluralité supportable aux autres. Ils y mettent beaucoup d’ingéniosité.
Il est vrai qu’ils répondent à une demande. L’être parlant s’imagine volontiers en prodige singulier. Narcissisme primaire, énonce la doctrine freudienne. À peine s’est-il découvert parlant, que sa singularité lui parait devoir se fonder sur sa qualité d’être parlant. L’être parlant se croit alors seul à l’être et n’avoir affaire, chez ses prétendus interlocuteurs qu’à des résonateurs passifs. Aussi longtemps qu’il parle, il conclut qu’il ne rencontrera jamais que des semblables, c’est-à-dire des corps dont il fait semblant d’admettre, par civilité, qu’ils parlent comme lui, à cette réserve près qu’ils parlent en écho de lui. Être seul à parler ne signifie pas le silence généralisé, mais un entrecroisement de résonnances. Lorsqu’un peu plus tard, la pression du réel se fait par trop sentir, le sujet doit bien admettre qu’il n’est pas aussi seul qu’il l’avait rêvé. Dès cet instant, naît la peur ; l’être parlant découvre après coup qu’il a passé son temps à contraindre les autres au silence ; quand il s’oblige à conclure que les autres ne sont pas moins parlants que lui, il peut craindre à son tour d’être par l’un d’entre eux réduit au silence.

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