RONNY YU






JET LI'S




Autobiographie de mes mains



JE DEVAIS AVOIR SIX ANS et je marchais déjà pas mal quand, côtoyant un jour un copain chien, je décidai pour ne pas le vexer de me mettre à marcher à quatre pattes comme lui. Je découvrais alors que je ne pouvais pas être comme lui : il était pour moi très inconfortable de marcher sur les seuls « coussinets » de la plante de mes pieds ou de la paume de mes mains; et très douloureux de marcher sur mes genoux. Ce choix difficile fut le point de départ de mon aventure intellectuelle. Je décidai de partir à la découverte de mes mains.




[…] Dès l’instant où l’homme s’est redressé pour marcher, basculant son bassin vers l’avant et creusant le bas de son dos, il a mis ses mains en vacances […]
[…] quand on a des mains, on en fait quelque chose, et on peut même leur faire faire n’importe quoi. Avoir des mains me permettait d’agir sur le monde des choses en fabriquant des outils en silex taillé et sur le monde des représentations en gestuant des signes manuels. […]



[…] A l’époque où Monsieur Sapiens fabriquait des outils mal taillés et des objets mécaniques inachevés, il réalisait déjà de véritables chefs-d’œuvre. Il dessinait, sur de simples galets ou sur des os d’animaux séchés, l’idée qu’il se faisait du monde. La main qui lui avait permis de fabriquer un outillage encore imparfait avait rendu possible la projection de son monde mental sur l’écran qui composait la surface lisse d’un caillou ou d’un os plat. Son monde intime devenait visible. Grâce à son habilité manuelle, il produisait à volonté le monde qu’il était désormais capable de « prédire ». Maître du monde déjà il se voyait ! Et la découverte du feu n’a rien arrangé puisqu’en frottant deux bouts de bois ou en cognant l’un contre l’autre deux cailloux ronds, il mettait au jour une source d’énergie mystérieuse dont il pouvait domestiquer la puissance. […].



[…] Le simple fait de « prévoir » la forme d’un couteau ou d’un racloir et de pouvoir la donner ensuite au caillou informe qu’il tenait dans ses mains était déjà la preuve de son aptitude intellectuelle à l’abstraction. Cette faculté merveilleuse et terrible le rendait capable de se représenter la mort, abstraction absolue. Ce don l’ayant sans doute rendu fou d’angoisse, il lui fallait désormais lutter contre la terreur. Alors il construisit des sépultures et les décora pour tenter de contrôler la représentation qu’il se faisait de la mort. Il était en quelque sorte contraint à la création artistique pour lutter contre l’angoisse du vide et contre l’infini de la mort que son intelligence avait fini par lui rendre palpable. Merveilleux prix à payer pour lutter contre l’angoisse. […]

[…]





Le beau, le bien :

Cette nécessité intime à la représentation artistique mettait au monde la notion du beau, donc du laid, celle aussi du moral, donc de l’immoral, de la ressemblance donc de la dissemblance. Les cailloux colorés disposés autour du corps de celui qui venait de mourir, toujours vivant dans la mémoire des siens, devenaient des cailloux métamorphosés, des cailloux sémantiques qui voulaient dire : « Nous ne sommes pas des cailloux puisque, colorés et disposés en couronne autour du mort, nous désignons son corps et le faisons vivre encore dans la représentation de ceux qui pensent à lui. Grace à nous, il est un peu moins mort » […]

[…]





moment

      Tizianna et Gianni BALDIZZONE (*)