Le continu, c'est le mouvement, c'est la vie, c'est l'espace et le temps. Face à lui : l'événement. Est-ce une coupure, une rupture, un arrêt ? Comment l'évaluer, le prendre en charge, s'adapter ? Entrons dans un univers où le continu est la règle, est nécessaire, est créateur même de cet univers. Interrogeons nous sur la logique suivie : prévoir, prévenir une rupture du mouvement, de la vie.

Continu et discontinu
Point et événement

Etre là, sur l’autoroute :

C’est un matin du mois d’Avril 2013. Vous êtes sur l'autoroute A4, vous roulez en direction de Paris. Vous avez quitté Strasbourg depuis près de deux heures. Votre régulateur de vitesse, la circulation plutôt rare, l’ennui d’un long parcours peut-être vous incitent à rêver un peu. Ce voyage, ces paysages que vous laissez les uns après les autres derrière vous, c’est aussi un peu de votre vie qui passe. Ce passage, ces instants qui sont aussi des endroits, des points de cette autoroute, vous voudriez tout à coup les retenir, qu’ils s’inscrivent quelque part. Cette idée vous fait sourire. Quelle serait cette inscription ? Ici, le 19 Avril 2013, à 10 heures 34 minutes, est passé, est passée… Allez vous conserver, collectionner vos tickets de péage, les coller sur les feuilles d’un cahier et noter chaque soir ce qui a fait votre vie ce jour-là ? Ce que vous faites, votre passage à cet endroit n’est pas un événement, ne mérite pas d’être retenu, d’échapper à l’oubli. Beaucoup d’autres vies, beaucoup de petits moments de beaucoup d’autres biographies se sont déroulés ici.

La première inscription à examiner, c’est celle que réalise la géographie, c’est elle qui permet une première compréhension, une première interprétation de ces vies et de ces passages humains. Vous aviez remarqué une grande masse sombre qui barrait l’horizon. Vous êtes maintenant au pied de ce massif forestier qui s’annonçait et, malgré votre régulateur de vitesse, malgré la puissance de votre véhicule, vous êtes impressionné par cette soudaine proximité des deux voies de l’autoroute que le relief dresse devant vous, par cette montée au milieu d’une forêt dense qu’il vous faut maintenant affronter. Cette inscription des événements, elle est bien là, d’abord dans cette géographie et aussi sur cette pancarte qui vous est proposée et qui vous rappelle que vous approchez de : Verdun Ville de la Paix.

La force, l’impact de cette inscription vous éveille à une attention nouvelle. D’ailleurs, il vous faut surveiller et ralentir votre vitesse à 110 kilomètres/heure pour franchir la Meuse. Un peu plus loin, un autre massif forestier, celui de l’Argonne et au cœur de ce massif, une autre inscription, Varenne, surmontée du dessin en silhouette d’un carrosse vous font changer d’époque et d’événement. Vous sortez de la forêt, un nouveau viaduc, un nouveau ralentissement puis, la plaine, des champs, des collines au loin et un nouvel événement, une nouvelle inscription : Valmy 1792, une autre silhouette, celle d’un moulin à vent.

(Nous sommes dans le monde « en vrai », cette photo et les suivantes sont de vraies captures d’écran d’une séquence visible sur Google Maps et filmée en Avril 2011 selon les indications portées en légende).

Un autre panneau apparait qui se différencie du précédent par sa couleur, le nombre et la forme des dessins et des inscriptions qu’il présente. Vous savez d’un coup d’œil qu’il vous annonce une « aire de repos » située à trois cents mètres et que les mêmes services seront disponibles 47 kilomètres plus loin.

moulin

Ces 300 mètres sont suffisants à votre décision et vous permettent, si vous le souhaitez de vous engager sur la voie d’accès permettant votre ralentissement. Vous décidez de continuer votre parcours, de vous rapprocher encore de Paris et de ses embouteillages. D’ailleurs, vous remarquez à votre gauche, comme on le voit sur la photo ci-dessous la borne kilométrique 206 et vous vous dites que vous êtes à moins de deux heures de l’entrée de Paris, vous aurez le temps de vous détendre plus loin.

plaine

Vous regardez à présent la plaine qui vous entoure puis cette colline à votre droite. Vous apercevez, marquant et signalant le surplomb de cette colline les ailes de ce célèbre moulin de Valmy qu’on vous annonçait. Cette marque est celle du point haut du plateau et de la position qui permit aux « soldats de la révolution » de prendre l’avantage sur ces armées ennemies qui avaient pourtant auparavant conquis et dépassé la place forte de Verdun. Vous avancez encore, le moulin a disparu et, en haut de la colline, en longeant l’axe central pour dépasser un camion, vous remarquez une autre pancarte et une autre inscription, plus petite :

panneau

Valmy 1792 :

De la signification et de la logique : Les plaines de Champagne, le façonnage du paysage en grandes taches de couleur que réalise « l’industrie agro-alimentaire » vous permettent de reprendre votre rêverie et vos réflexions. Les agences spécialisées qui ont conçu les signes que vous proposent les panneaux disposés sur l’autoroute ont clairement séparé deux types et deux logiques de signalisation et avec elles deux modes de signification. Le premier, le plus visible et le plus fréquent concerne les signaux nécessaires à la bonne circulation des véhicules, au maintien de ces deux « flux continus » que permet un axe autoroutier. Ces panneaux se signalent par ce bleu caractéristique des autoroutes, couleur qui s’impose d’elle-même par le contraste qu’elle réalise avec n’importe quel paysage traversé. Ils sont conçus pour prévoir et anticiper d’éventuelles décisions de changement d’allure, de réduction de la vitesse ou de la trajectoire afin qu’ils ne se répercutent pas sur le flux d’autres véhicules. Aucun des conducteurs circulant sur une autoroute ne peut ni ne doit ignorer la logique pratique mise en œuvre par ces affichages. En « s’engageant » sur l’autoroute il s’est soumis à cette logique et à cette pratique : le maintien d’une vitesse et d’une direction commune, adaptée, accordée à celle des autres véhicules.

A l’opposé de cette logique pratique, la couleur des « panneaux-événements » de Verdun, de Varennes ou de Valmy 1792 apparait comme adoucie, en harmonie avec les paysages et le souvenir. Leur signification se propose plutôt qu’elle ne s’impose mais, surtout, cette signification ne sera pas la même pour tous les usagers et les éventuels lecteurs de ces panneaux. Après tout, rien ni personne n’impose à un passager de l’autoroute ni même à un conducteur d’avoir des connaissances historiques. Aucune question du code de la route ne concerne la géographie ou l’histoire qui ont donné à Verdun et à l’Argonne une signification particulière. Ainsi le « Valmy 1792 » et son célèbre moulin se différencient logiquement de « Valmy le Moulin » qui nomme l’aire de services que vous venez de longer, cette inversion suffisant à rendre à cette appellation la neutralité nécessaire à sa pratique.

Du voyage : Le sentiment paradoxal que nous avons éprouvé et raconté ci-dessus opposait la monotonie et l’uniformité d’une conduite régulée, assistée et même automatisée à l’attente d’événements qui pourraient survenir. Sans événements, notre attention semblait sans objet, notre vie nous paraissait vide, visible et prévisible comme ce ruban autoroutier et ce voyage devant nous. Tous ces automatismes destinés à nous assister, nous aider dans notre conduite créaient une sorte d’intermède, un temps comme suspendu et suscitaient ainsi une sorte d’attente. Parmi ces automatismes, il y a ceux d'un conducteur habitué à l'autoroute qui lui permettent de corriger sans y penser les faibles changements de direction qui y sont nécessaires. Si on y ajoute l'utilisation du régulateur de vitesse que permet une circulation plutôt rare, on découvre les raisons de cette impression paradoxale : le conducteur retrouve une certaine liberté de penser, de s'évader de son action présente, de ces prises de décision habituelles qu’imposent tous les « événements » qui ponctuent habituellement son existence. Cette notion de « temps de vie », d'un temps qui se déroule et s’inscrit dans un parcours autoroutier, c'est l'idée ou plutôt l'intuition que nous allons garder de la continuité.

Cette continuité est celle de notre voyage. Elle s’inscrit sur le ruban autoroutier, sur une ligne où se confondent les instants futurs de notre vie et les points de cette ligne devant nous. Cette confusion est aussi celle de deux grandeurs, la distance parcourue et la durée de ce parcours. Dans la vie pratique et dans le langage courant, on ne confondra pas une distance kilométrique et une durée horaire mais on se demandera si le voyage est long et personne ne saura alors bien distinguer si cette « longueur » du voyage exprime la distance ou la durée tant ces deux grandeurs ont été liées, reliées par cette correspondance qu'est la continuité du voyage lui-même. C'est à ce niveau que le mathématicien va se distinguer par la logique particulière à sa discipline. Pour lui ces deux notions « distance » et « durée » ne sont que des exemples « physiques », « réels », deux exemples dans le « monde en vrai » de ce que les mathématiciens appellent des grandeurs continues. C'est cette notion, de tout temps fondamentale pour les mathématiques, qui constitue maintenant un modèle au nom prestigieux et redouté « l'algèbre des grandeurs ».