Notre voyage sur l’autoroute nous a placés face à un sentiment paradoxal, celui d’une liberté de pensée obtenue par un choix de contraintes. Ce choix était celui de différentes inscriptions, différents graphismes, géographiques ou géométriques (l’autoroute Est-Ouest) et numériques (la programmation d’automatismes « régulateurs »). Nous avons conservé quelques images « marquantes » de ce voyage, celles où se dressent, surgissent d’autres inscriptions, une autre forme d’affichages, à la verticale, proposant et imposant une autre forme de lecture, une autre prise de conscience.

Continu et discontinu
Numérique et nombre

Du tout-numérique :

Le monde « en vrai » : Vous ne redoutez rien ni personne. Cette expression d’un « algèbre des grandeurs » par laquelle se terminait le récit précédent n’est pour vous qu’une expression inusitée. A chacun de ces deux mots « algèbre » et « grandeurs » vous associez deux catégories de souvenirs sans qu’aucun lien n’apparaisse entre ces deux catégories. Vous n’êtes pas sur l’autoroute A4. Votre « monde en vrai » comme disent les enfants est sans doute en ce moment, pour vous comme pour nous, celui d’un de ces écrans « numériques ». Le voyage que nous vous proposons ici n’est pas réglé, régulé, contraint comme un voyage autoroutier. Vous n’avez pris aucun engagement en ouvrant et en lisant cette page H.T.M.L. et vous ne ferez courir aucun risque à quiconque en stoppant cette lecture qui n’est et ne peut-être qu’un infime parcours parmi toutes ces traces, toutes cette mémoire de l’aventure humaine que réunit « la toile », le web ; plutôt qu’un voyage, c’est un cheminement, des choix, des abandons ou des interruptions, des changements de direction qui ne peuvent être que les vôtres, l’expression de votre liberté de mouvement. Mais devant votre écran comme sur un parcours autoroutier, la même logique, les mêmes « signaux régulateurs » manifestes d’un « développement coopératif » sont à l’œuvre. Cette confusion entre distance et durée, cette image paradoxale d’un moment de votre vie « inscrit » à l’horizontale devant vous est si habituelle, si « expressive », qu’elle est devenue une routine de tous les écrans du monde numérique, un de ces moments sans événements où notre attention, là aussi devenue sans objet, crée le sentiment d’un vide, une attente qui se symbolise et se raconte aimablement :

barre

La couleur, la mise en relief et la mise en mouvement, l’allongement de gauche à droite de la barre bleue mobilisent l’attention et valorisent cette progression au détriment peut-on dire de la partie plus claire, grisée, représentée en creux et dont la longueur s’amenuise peu à peu. La simulation est celle d’un écoulement, d’un remplissage qui s’effectue. Elle oppose une partie pleine en progression et une partie vide en régression. Ce sont ainsi des couples de notions opposées (passé – avenir, plein – vide, progression – régression, plus long – plus court) qui sont associées, « mises en rapport ».

Vous n’êtes pas sensibles à ces détails, à cette opposition-juxtaposition, à l'habilité graphique de cette mise en rapport de grandeurs, ni même au chiffrage de ce « rapport ». Votre « lecture » de cette routine est plus complexe que ces simples indications. C’est une durée qui vous importe et que vous recherchez. Vous voulez savoir, prévoir si ce qui n’est pour vous qu’un intermède dans l’usage de votre écran numérique ne nécessite qu’un peu de patience ou s’il vous offre « du temps », vous permet d’envisager d’autres activités ou d’autres distractions. Ce que vous observez alors, c’est la continuité du mouvement et si vous y décelez des arrêts puis des reprises vous recherchez si ces saccades, ces ruptures semblent ou non régulières. Votre crainte est celle d’un arrêt et d’une persistance de cet arrêt. Dans ce cas, toute évaluation, toute stratégie de lecture de la durée devient impossible.

De la valeur et de la personne : Cette stratégie de lecture est la vôtre. Ces inscriptions, ces signes et ces signaux qui vous sont adressés, qui ont été conçus pour votre plaisir ou pour votre information ne peuvent avoir ou ne prendre de « valeur » que par vous. Suivant l’attention que vous leur porterez, votre humeur du moment et, au-delà de ces circonstances, votre histoire personnelle, cette valeur sera changeante, variable. Dans quelques années sans doute, votre ordinateur, vos écrans numériques « personnels » suivront votre regard, analyseront le mouvement de vos yeux, l’attention que vous portez au spectacle ou à la lecture qu’ils vous offrent. Vous pourrez bien sûr « programmer » cette surveillance, décider de sa mise en marche (et alors prévoir la forme des aides au réveil, au maintien de cette attention ou, au contraire, l’insertion de moments, de séquences de distraction) ou de son arrêt. Ces automatismes, ces aides au « pilotage », à la conduite de notre existence, le « tout numérique » de notre époque en propose de plus en plus.

Les deux récits précédents racontent des moments, des séquences de vie où notre environnement était paisible, tranquille parce que notre avenir proche nous semblait assez prévisible pour que nos décisions, des modifications ou des changements éventuels soient eux aussi prévus, réfléchis. Ce qui distingue ces deux récits et ces deux moments de vie vécus, partagés par beaucoup de nos contemporains est la notion de danger. A plus de cent kilomètres à l’heure, un obstacle, l’encombrement d’une voie de circulation peut avoir de graves conséquences. Par contre un arrêt du mouvement de la barre de progression sur notre écran est sans effet sur notre sécurité et pourtant il éveille ou réveille notre attention et un questionnement, une nouvelle surveillance, la recherche d’autre critères de régularité (comme celle d’un rythme des arrêts et reprises du mouvement). Cette observation, ce « rapport » entre continuité et rythme est inscrit tout « au long » des autoroutes ; il est même jugé assez important pour être rappelé à l’occasion :

grandeurs

Là encore ce type de surveillance peut et sera bientôt pris en charge par le « tout numérique ». C’est ce « passage » cette traduction, ce chiffrage ou comptage d’une « discontinuité régulière » ou d’une régularité, d’un rythme de la discontinuité qui va nous permettre de conclure nos observations.

Point-événement :

Le petit « 1 » sur la petite pancarte : Notre voyageur aimait les histoires, toutes les histoires, les vraies comme celles qu’on invente. Il savait même apprécier les moments d’ennui, ceux où il ne se passe rien et où on imagine, on voit d’autres choses, de petites choses quelquefois, de celles qu’on ne remarque pas habituellement. Cette petite pancarte, et cette inscription 205.1 l’intriguaient. Quand on aime les histoires, on est curieux de tout... Il s’intéressait à la littérature, à l’écriture, à son histoire ou sa préhistoire, au langage. La petite taille du dernier chiffre, ce « 1 », ce symbole de l’unité, l’avait d’abord surpris puis amusé. Il se demandait, depuis un moment déjà, si ce qu’on appelait « les mathématiques élémentaires » n’étaient pas en train de disparaitre en même temps que le chiffre et le calcul et si cette disparition n’était pas liée à la place prise dans la vie de chacun par ce qu’on appelait le « tout numérique ». La petite taille de ce dernier chiffre lui avait semblé comme une « animation » de ce nombre, un geste de vie, qui l’appelait, « faisait signe », le dernier signe affaibli d’une alerte, le dernier effort d’un être qui se dresse avant de disparaitre.

Cette animation de petits personnages jusque-là insignifiants lui rappelait le plaisir ressenti, des années auparavant, au spectacle de « Rythmétic », de cette vie qui animait soudain le chiffre (un simple trait vertical) lorsqu’il prenait le sens de l’unité (le nombre « 1 ») et progressait peu à peu sur la ligne et sur la page écrite dans une petite « comptabilité » et une invention de signes jusqu’à « 5 ».

ligne

L’intrusion du « 0 » provoquait une sorte de trouble puis une petite guerre dans cette vie des signes et de l’écrit. C’est ce conflit, cette intrusion d’une « valeur de vérité » de l’écrit qui donnait soudain à la ligne écrite son « sens », une valeur de certitude, le célèbre « … aussi sûr que « deux et deux sont quatre » … » attaché au nombre et à l’arithmétique. C’est cette prétention des chiffres à discerner le vrai du faux et à la valeur d’une écriture divinatoire qui avait, de tout temps, lié leur pratique au mystère d’un langage codé et à la méfiance devant une signification réservée à quelques-uns.

Les trois écritures : Notre voyageur pensait que le chiffre et le calcul avaient toujours étés marqués d’une sorte de malédiction de naissance, comme celle que de méchantes sorcières infligeaient à l’innocence de princesses trop belles et trop riches, dès leur berceau. Il se demandait si la petite pancarte, la petite gravure, ne lui désignait pas une sorte de fin heureuse de l’histoire du chiffre et du calcul, la fin d’une malédiction et le début ou plutôt l’annonce de quelque chose de nouveau, une autre façon de raconter, une autre approche de la richesse du langage.

Les humains se déplaçaient sur terre depuis des millions d’années. Leur langage avait plus de cent mille ans d’existence. Les images, les dessins qui ornaient les parois de leurs refuges dataient de plusieurs dizaines de milliers d’années. La comptabilité, le chiffre, un code réservé à quelques personnes et sans « valeur » pour d’autres étaient nés avec l’agriculture, l’installation dans les plaines et la gestion, l’administration des troupeaux et des réserves de nourriture. Notre voyageur connaissait bien l’histoire de cette naissance commune. S’y mêlaient écriture, médecine, divination, administration et comptabilité. La domination recherchée était celle des grandes plaines, des ressources végétales et animales et de leur conservation. La comptabilité servait ce nouveau pouvoir, aidait à la domination de ces nouvelles « multitudes » : la population des cités, la surface des cultures, les réserves de nourriture. Les comptes des scribes assuraient le partage entre toutes ces « grandeurs ». Il fallait « prévoir », assurer le « durable », « fixer » à l’avance une « répartition » exprimant les différentes « valeurs » et différentiations, les marques d’une hiérarchie des hauteurs, des grades, un enregistrement, une mémoire des positions dominantes. La gravure puis l’ornementation, les matières précieuses et le monumental « fixaient » ces grandeurs et voulaient assurer leur survie. Les mathématiques étaient nées de cet effort pour « fixer », par l’écrit et le graphique, le raisonnement logique sur un support stable. Quelque cinq mille ans plus tard, notre voyageur tentait de démêler les images et les histoires issues de cette naissance de trois formes de l’écriture. Il voulait distinguer ce qui appartenait au langage, à la langue de ce qui caractérisait le nombre et le code.

De l’HTML : Notre voyageur était devant son écran numérique. Quelques années, du temps, avait passé. Il avait entrepris de raconter cette histoire ou plutôt cet enchevêtrement d’histoires et s’initiait pour cela à une nouvelle grammaire, une nouvelle syntaxe, celle de « l’HyperText Markup Language ». Il savait que l’HTML lui fournirait ces « Hyperliens » qu’offrait le World Wide Web, c’est-à-dire la possibilité d’accéder à des documents multi-média, des textes, des images, des séquences audio ou vidéo. Son premier récit, sa première histoire était celle d’un voyage Strasbourg-Paris sur l’autoroute A4. Il voulait y opposer le continu d’un voyage, d’un moment de vie à une rupture de ce continu, celle du surgissement de ce qu’il appelait un « point-événement ». L’irruption, au cours d’un voyage paisible de ce qu’il avait appelé dans son histoire des panneaux-événements, celui de « Verdun ville de la paix » et de « Valmy 1792 » lui semblait bien exprimée par l’anglais de ce « markup » ou « mark-up ». La transposition au français de cette notion utilisait aussi le terme de « balises » mais en précisant qu’il s’agissait de balises en couples, une balise « ouvrante » précédant une balise « fermante ».

Cette nouvelle grammaire n’était pour notre voyageur qu’une autre version (une autre forme de toutes les « entrées – sorties, input - output ») de tous ces langages de programmation qu’il avait vu naitre puis disparaitre les uns après les autres. Il avait assez appris de ces langages pour reconnaitre ce qu’ils devaient tous au langage mathématique lui-même. Il y reconnaissait surtout la richesse du langage humain et se promettait de raconter du mieux qu’il pourrait ce qu’il connaissait et reconnaissait de cette richesse. La difficulté de l’entreprise était celle de tous les paradoxes qu’elle accumulait en essayant de les contourner. Cette notion, cette idée de point-événement qu’il venait de marquer dans son récit, il l’avait ressentie et exprimée par ce paradoxe d’une rêverie permise par la vision d’un avenir inscrit devant lui et par la sensation de sécurité qui en résultait. A plus de cent kilomètres à l’heure, le panneau ou le point-événement surgissait comme une alerte, le signal d’une nécessité, celle de l’attention, de la réflexion, de l’examen d’un possible : le danger, une décision à prendre, le peut-être de l’urgence. Cette sensation, cette intuition d’une alerte, il l’avait retrouvée devant son écran numérique. Elle se résumait à ce « please wait » qui se figeait tout-à-coup sur un 81 % qui ne signifiait plus rien sinon une perte de sens, une perte de valeur.