Cette mise en mouvement de l’écriture, cette nouvelle animation des chiffres et des lettres était aussi celle des images. Le Web était devenu le lieu de rencontre et de coexistence de toutes ces différentes formes de langage.

Continu et discontinu
Densité et grammaire

Arrêt sur image :

Solitude et densité : Comment faire ? Comment attirer l’attention de son lecteur sur une idée, une notion qui lui semblait le point de départ de tout langage : l’alerte ? Il venait d’utiliser la balise « strong » pour que ce mot soit différentié, marqué, remarqué dans cette page HTML (« strong » signifiait « fort, solide, puissant… », le mot apparaitrait en « gras »). Les balises HTML dont il disposait étaient d’abord celles, habituelles, d’un texte : h1, h2… pour les titres et sous-titres et p pour les paragraphes. Avec la balise « strong », il retrouvait le même paradoxe, celui d’un moment de vie paisible (ici la continuité de lecture d’un texte) qu’il fallait interrompre. Les différentes marques ou « markup » lui semblaient représentatifs de cette recherche de densité et de ce paradoxe : les « markup », comme les affichages verticaux sur l’autoroute, devaient apparaitre comme singuliers, solitaires mais ils devaient aussi posséder un potentiel leur permettant d’être lus, perçus au moins comme un questionnement et au pire comme l’annonce d’un danger.

Toutes ces remarques ramenaient notre conteur cinquante ans en arrière, à tous les événements et les questionnements de cette époque. Ce qui lui apparaissait clairement, c’était l’insuffisance des classifications enseignées alors. Les exemples donnés, les illustrations de ce qui n’était pas encore « le numérique » lui semblaient bien sages, bien éloignées de ce que ces trois mots densité, alerte et potentiel évoquaient pour lui. C’est à une intrusion des sciences du vivant qu’il pensait. La densité évoquait pour lui, le grouillement, l’envahissement d’un territoire par une ou des espèces vivantes. La solitude était celle du langage et de la science humaine, de la conscience prise d’un nouveau danger, d’une menace sur la vie elle-même.

Une autre balise HTML était à sa disposition, celle de l’image ou plutôt de l’arrêt sur image. Un film, un titre : « 2001 l’odyssée de l’espace » lui revenaient en mémoire. Le film datait de 1968 mais n’avait pris que peu à peu d’importance pour les cinéphiles. Il l’avait vu beaucoup plus tard. Il se rappelait d’un film plutôt ennuyeux, trop « intellectuel », trop « formel » en tout cas pour les nouvelles générations. Il avait recherché sur le Web la séquence puis l’image qui l’intéressait, celle de la première apparition du monolithe, au début du film. Sans trop alors comprendre pourquoi, il avait recadré cette image pour mieux isoler le monolithe. En y réfléchissant, il comprenait qu’il voulait ainsi préciser et tenter de partager le sens qu’avait pris pour lui ce film, celui d’une fin de la présence humaine sur terre :

monolithe

L’une des deux nouvelles de science-fiction qui avaient inspiré ce film s’appelait « La sentinelle ». Le monolithe était à la fois la marque d’une intelligence supérieure extra-terrestre et d’une domination prochaine des humains par cette forme d’intelligence.

De la forme : Cinquante ans plus tard, notre conteur voulait faire de cette image une balise de l’histoire de la logique élémentaire : une balise fermante, une sorte de mausolée ou plutôt de mémorial. Elle avait la forme d’une pierre tombale, mais il espérait que l’absence d’inscriptions en ferait aussi un monument malicieux, une interrogation, une énigme. Cette image et ce questionnement reconstituaient les rencontres de ces lieux que son époque appelait « lieux de mémoire ». Il comprenait mieux maintenant ce que les surgissements successifs De Verdun et de Valmy sur l’autoroute avaient alerté, éveillé ou réveillé en lui. Avant d’être une génération-pivot, sa génération avait été celle de l’arrêt sur image, la première génération humaine à alerter et à questionner l’avenir qui lui semblait prévu, choisi pour elle par les générations précédentes.

Un de ses amis, un autre conteur-chercheur, lui avait fait remarquer que tout acte d’apprentissage, d’enseignement ou d’éducation était en lui-même paradoxal puisqu’il masquait une injonction, un impératif : « Sois autonome ! ». C’est cette autonomie que notre conteur espérait partager à travers le HTML. Plutôt que des « modèles », des formes monumentales, fixées, impressionnantes et sombres comme le « Plus jamais ça ! » de Verdun ou de cette « formule » le célèbre et littéraire « De ce lieu, de ce jour… » attaché à Valmy, il voulait proposer une interrogation joyeuse, « vivante », celle du « spécimen ». Il avait cherché un arrêt sur image, un Markup qu’il puisse partager avec d’autres personnes et, espérait-il d’autres générations. Il pensait l’avoir trouvé. Sa dernière « prise », sa dernière « saisie » informatique, son dernier « copier-voler » sur la toile, sur le Web le ravissait :

vilainpetitcanard
loïc malnati

Quelle forme, quel caractère fallait-il prendre comme modèle ? Comment choisir lequel était un exemple ? Lequel où lesquels étaient « le vilain », « le petit », « le canard » ? Un exemple était-il exemplaire ?

Face à face : Cette injonction de l’autonomie se résumait, se formulait peu à peu pour lui. Elle prenait forme. Cinquante ans plus tôt, alors que le monolithe apparaissait sur les écrans du cinéma, notre conteur avait appris la « logique formelle ». A cette époque il pensait que la logique mathématique était une forme « supérieure », comme apurée d’autres formes logiques. Il avait compris depuis que le langage mathématique, parce qu’il se voulait concis, minimal (en dire beaucoup avec peu) n’était qu’un exercice grammatical parmi d’autres. Face à son écran, il se rêvait face au monolithe de « L’odyssée de l’espace », face à une mémoire et à tout un « historique » qu’il reconstituait peu à peu.

Cette reconnaissance d’un exercice grammatical il en avait appris les principes et la méthode. Le cours de « Logique élémentaire » de Daniel Lacombe lui en précisait la condition préliminaire : « [se placer] à un point de vue […] analogue à celui d’un grammairien qui analyse un langage naturel (comme le français ou l’anglais). ». Il y voyait une façon de contourner tous ces paradoxes qu’il rencontrait, un début de réponse à cet impératif du « Sois autonome ! » et c’était « de ce point de vue » qu’il avait entrepris de raconter sa découverte de l’HTML et de la grammaire de ce Markup Langage.

Ce mot, ce vocable du « naturel » d’un langage lui semblait particulièrement révélateur de ce qu’il découvrait en même temps que l’HTML. Il avait commencé son chapitre par une inquiétude, celle de l’intrusion du « vivant », de l’idée d’un affrontement, d’un face à face inquiétant entre l’humain et les autres espèces vivantes. Mais cette image de « vilains petits canards » lui semblait témoigner que, plutôt qu’un face à face et un affrontement, les créateurs de l’HTML avaient favorisé la « convivialité », la coexistence de ces espèces et de leurs langages. Il se proposait d’en multiplier les exemples. L’inventeur de, l’HTML était aussi celui de la « souris ». Lorsque notre chercheur-conteur se décidait à la « prise en main » de son autonomie « personnelle », il « saisissait » sa souris ou promenait son index sur un pavé « tactile ». Il donnait ainsi du « sens » à un « signe » très simple vite reconnu et apprécié des enfants comme un symbole de force et de puissance : l’idée d’une flèche, d’un moyen de se « projeter » et d’agir ailleurs, plus loin. Le déplacement lent et fastidieux du curseur du traitement de texte devenait une liberté, celle des mouvements de la main reposant sur une surface plane et lisse, le langage et sa grammaire étaient ceux « naturels » de l’humain et de sa condition terrestre, le langage devenait le prolongement d’un outil, il prolongeait, se projetait lui-même comme cet outil : la main et le cerveau humain s’éduquaient d’eux-mêmes, le toucher et l’extrémité des doigts donnaient du « sens » au mouvement lui-même. On pouvait appeler cela une géométrie ou une physique, cela ne concernait plus que la forme du ou des langages employés, c’est à dire ce que Daniel Lacombe appelait la grammaire naturelle.

Gramme et grammaire :

Notes pour plus tard : Notre conteur-voyageur s’était enfin décidé à s’arrêter, à déposer sans plus de façons toutes ces questions trop difficiles pour lui. Il ne savait pas et ne saurait sans doute jamais si le HTML était une forme achevée de la « grammaire naturelle » de tout voyage, de tout récit. Il ne saurait pas plus si ce qu’il connaissait ou comprenait de la logique mathématique du continu s’exprimait bien ainsi. Il s’était résolu à plus de modestie : il racontait une histoire, son histoire « à lui tout seul » se disait-il. Cela lui permettrait au moins d’apprendre à manipuler les « markup », ces marques actuelles de la communication, de l’alerte. Il pourrait ainsi améliorer ses connaissances sur d’autres grammaires « naturelles » et en particulier celle de l’anglais, de ces « in » et « out », « on » et « off », de ces « up » ou de ces « top ». Il était un « spécimen », un spécimen d’humanité, un utilisateur du langage humain, de toutes les formes de ce langage. Il s’amusait des évolutions qu’il constatait comme cette profusion des idéogrammes, pictogrammes et logogrammes et cette nouvelle appellation de « langue des signes » qui désignait une langue des gestes, des mimiques et de la pantomime.

Ce titre « Notes pour plus tard » évoquait pour le conteur le plaisir des échanges entre deux adolescences, celle de sa génération et celle de ses enfants. Ils avaient apprécié ses collections de bandes dessinées, ses cadeaux « collector » des courts métrages de Tex Avery et de Buster Keaton. Comme en retour, ils l’avaient initié aux films et aux séries télé de leur époque. Ces échanges n’allaient pas alors jusqu’aux gestes. Au contraire notre conteur s’inquiétait de les voir s’initier aux premiers jeux « vidéo » et de ces nouvelles formes de virtuosité du toucher, de ces combinaisons-assemblages de touches et de doigts qui lui semblaient alors les isoler du monde des adultes.

Notre conteur voulait disposer ces « Notes pour plus tard » comme les cailloux du petit poucet, dessiner un chemin fragile, incertain, modifiable, des repères pour une recherche elle aussi incertaine, celle de l’autonomie. Il reliait cette idée de petits cailloux à une expression, celle de « bijoux-cailloux » ressurgie, il ne savait comment, des récitations de son enfance et d’un geste, un geste de saisie qu’il appelait un « copier-voler ». De ce geste il pillait les trésors des dictionnaires et encyclopédies de sa bibliothèque et du Web. Ses recherches sur « Les trois écritures : langue, nombre et code », la difficile différenciation du « pictogramme » de l’« idéogramme » dans ce que la BnF appelait joliment « L’aventure des écritures » l’avaient conduit à remarquer et à apprécier le trésor des mots, de leur histoire, de l’histoire qui les avait « formés ». Ainsi :

GRAMME, élément formant tiré du grec gramma, –atos, « lettre, écriture », (→ grammaire), entre dans la composition de nombreux mots savants exprimant les notions d’« inscription », d’« enregistrement ». (Le Robert Dictionnaire historique de la langue française).

GRAMME n.m. attesté en 1793 (séance de la Convention du 13 Novembre), est un emprunt au bas latin gramma, emprunté au grec gramma au sens de « vingt-quatrième partie de l’once » ; le latin classique scrupulum, de même sens (dérivé de scrupus « caillou pointu », et au figuré « anxiété, souci », a été interprété comme un dérivé de scribere « écrire » et donc comme l’équivalent du grec gramma, proprement « lettre » (gramme est attesté en ce sens dans ce sens en français [1790]). (Le Robert Dictionnaire historique de la langue française).

Guillaume, le français : Histoire ou légende ? Peu importait. Le chercheur était satisfait. Il venait de vérifier un vague souvenir sur le Web : le scrupule se racontait bien comme un petit caillou dans la sandale d’un légionnaire romain. Il avait aussi découvert une autre histoire ou une autre légende, celle de l’imprimeur Guillaume. Le conteur espérait, par ces deux remarques, éveiller ou réveiller peut-être l’attention d’un troisième personnage : son lecteur. Pour cela, il avait décidé de le faire intervenir dans cette histoire et même de lui manifester une certaine familiarité : il l’appellerait « son-lecteur » et l’inciterait à devenir « lecteur-chercheur ». Peut-être son-lecteur écrivait-il lui aussi des « notes pour plus tard » ? A cet endroit et à ce moment de son récit, il ne pouvait qu’imaginer et questionner.

Connaissait-il « L’histoire de la ponctuation française » ? Notre conteur admirait l’élégance et la sobriété avec laquelle ce site utilisait les ressources des pages HTML. On y lisait que :

«  - > Les guillemets (inventés par l'imprimeur Guillaume, dit Guillemet, en 1525) permettent d'encadrer les paroles ou écrits de quelqu'un (citation). »

Et qu’il fallait distinguer :

« […] les guillemets à la française « … » et les guillemets droits (aussi appelés guillemets informatiques ou anglais) "...". On utilisera de préférence les guillemets à la française qui offrent l'avantage de mieux délimiter les citations du fait qu'ils sont formés de deux signes distinctifs. »

Notre conteur voulait faire de cet affrontement pacifique entre guillemets anglais et français le point de départ de son histoire. Il n’était plus à un paradoxe près : les souvenirs de l’injonction de l’autonomie et du vilain petit canard l’aideraient à assumer ce mélange de bricolage et de citations prestigieuses qu’il allait proposer à son-lecteur. Il commencerait très logiquement par une « reprise », celle de la première définition du cours de « Logique élémentaire » de Daniel Lacombe :

« A1 - Une expression […] est un assemblage de signes (au sens le plus général : lettres, chiffres, mots et locutions empruntés au langage ordinaire, graphismes de formes diverses …) possédant une signification […]. ».

La « reprise » était double. Par deux fois, il avait « découpé » le qualificatif [mathématique] en indiquant comme il se devait par des crochets l’endroit précis […] de ce « bricolage ». Ce point de départ une fois choisi et énoncé, le voyage pouvait commencer : il suffisait d’un « petit » plus, d’un ajout prudent puisqu’il était fait « au sens le plus général […] » celui de « mimiques, gestes, cris, langages de formes et d’espèces animales diverses ».

Ensuite… Et bien c’était l’aventure, la vie, la guerre… La vie des mots, l’aventure des écritures, la guerre des signes, des idéogrammes, logogrammes, pictogrammes…