Nous avons multiplié les exemples de mouvements, de voyages, de déplacements. Peut-être n’était-ce que des détours ou des contours, mais peut-être aussi, en accumulant des observations sous différents points de vue, nous sommes nous préparés à mieux appréhender, à mieux « intégrer » les « spécificités du langage mathématique ». Nous allons voir que, même pour les pratiquants ou praticiens de ce langage, cette « intégration » se heurtait à quelques résistances.

Continu et discontinu
Les mots et les symboles

Prise de parole :

L'écran et le miroir : Boris Cyrulnik se regardait-il sur YouTube ? Avait-il observé son comportement pendant les quelques secondes précédant sa prise de parole ? Le présentateur venait de lui tendre le micro et son premier geste fut de s’assoir. Mais pendant les deux ou trois secondes nécessaires à ce changement de posture, ce mouvement vers le bas apparut comme « contrarié » par la montée des applaudissements, amplifiée elle-même par des cris, manifestes de l’enthousiasme et du plaisir du public. La contrariété de ces mouvements s’inversa aussitôt, Boris Cyrulnik transformant son assise en une sorte de rebond, se redressant tout en amorçant une série de mimiques parmi lesquelles le mouvement des lèvres semblait exprimer une réponse (de la crispation à la détente puis à un franc sourire) à cette sympathie. Précédant cette détente, on pouvait même remarquer une sorte de début d’articulation (peut-être ce qu’il appelait lui-même un « raté-de-mot »), préfigurant la prise de parole elle-même. L’immédiateté de cette reconnaissance entre l’orateur et le public était comme une illustration ou une préfiguration de ce qui allait suivre, une sorte de manifestation « biologique » de « l'attachement », objet et sujet de cette conférence.

Là aussi et comme souvent, le contre-sens semblait facile : à l’immédiateté de l’attachement, de la sympathie (ou au contraire de son absence) entre l’orateur et son public, il était facile d’opposer la mise à distance que le langage écrit semblait instituer entre un lecteur et un auteur. Notre conteur aurait aimé préserver son lecteur contre de telles facilités, aussi avait-il décidé d’opposer à ces tentations « médiatiques » une autre forme d’attachement, celle que tout lecteur pouvait rencontrer et reconnaitre à travers certains textes écrits.

De l'autre côté du miroir : En 1964 dans le bulletin n° 239 de l’A.P.M.E.P. (Association des Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Public) parut une lettre de « notre Collègue Lacombe ». Elle était précédée par une note de la rédaction qui surprenait par sa mise en page. L’abréviation (N.D.L.R.) apparaissait habituellement en bas de page pour de courtes et impersonnelles remarques. Ici elle accompagnait toute une page de présentation, signée (G.W.), qui détaillait les circonstances de cette publication et les interventions précédentes ou attendues. Cette note était précédée d’un titre sur trois lignes. Le haut de page se présentait ainsi :


Lettres polémiques

et néanmoins confraternelles ainsi que détaillées sur



LES MOTS ET LES SYMBOLES



N.D.L.R. : Les questions de notation et de terminologie ont toujours préoccupé les professeurs que nous sommes. [...]


La page se terminait par :

D’autres collègues voudront sans doute leur donner la réplique. Personne, on le sait bien, n’aura le dernier mot. Mais nous gagnerons tous à cet échange qui est la vie même de notre métier.

G. W.

Ces deux mots « notation » et « terminologie » avaient pour notre conteur une sorte de saveur ou de parfum, le renvoyaient à ce qui n’était plus qu’une mémoire, celle de sa jeunesse. En 1964, il ne lisait pas le bulletin de l’A.P.M.E.P., mais il avait retrouvé « ces questions » et ces polémiques quelques années plus tard. La terminologie était une exigence « professionnelle ». La rigueur mathématique s’appuyait d’abord sur des désignations précises et « désigner », c’était séparer, « définir », délimiter les contours de chaque objet par rapport aux autres. Les mots employés, les « termes » devaient permettre ou au moins contribuer à cette séparation. Avant d’affirmer « qu’un nom désignait un objet mathématique unique et bien déterminé » il fallait se soucier de l’unicité de ce nom.

Les noms, les mots et les choses, différenciations :

Les nombres et les chiffres : Le « numérique » de cette époque se prêtait à ces différentiations. Les nombres étaient des objets « aimables » et avantageux pour les professeurs et les élèves : à l’écrit ils se reconnaissaient tout de suite par la présence de « chiffres ». En assemblant des chiffres on formait les nombres comme en assemblant les lettres, on formait les mots. Les nombres avaient cependant une particularité que tout le monde connaissait, il suffisait de changer un seul chiffre (soit de place, soit le chiffre lui-même) pour que le nombre change de nom. Avec les lettres et les mots, c’était plus compliqué, il fallait assembler les lettres en petits paquets de quelques caractères, pour lire les « syllabes ». Le mot comme le nombre étaient bien des assemblages de signes, gentiment séparés les uns des autres par un espace (seuls les typographes, les savants de la-ponctuation.com et peut-être certains grammairiens de l’HTML écrivaient une espace).

Avec les nombres, on calculait ; avec les mots, on écrivait et on lisait. Au fil des ans et des classes, les nombres, les calculs, le vocabulaire, la « rédaction », la grammaire se compliquaient peu à peu ; de nouveaux nombres, de nouveaux mots et de nouveaux noms apparaissaient en même temps que de nouvelles formes d’écriture et de lecture. Curieusement, au fil de ces complications, certains élèves affirmaient du goût ou de l’aversion pour l’une de ces deux catégories. C’était « comme ça ». C’était la vie habituelle des élèves et de leurs professeurs.

Le fixe et le variable : La géométrie était moins complaisante. Les élèves connaissaient et reconnaissaient facilement les objets présents et présentés sur la « figure ». La difficulté était de les différencier en les nommant. Là aussi certains de ces objets se prêtaient aimablement à la connaissance et la reconnaissance des jeunes élèves : les points. A partir de trois points bien séparés par « la figure » et facilement distingués par la majuscule et l’unique « caractère » de leur nom (A, B et C), trois lignes différentes, passant ou fixées par ces trois points étaient étudiées : une droite, un triangle et un cercle. Les moments d’étude, la terminologie, la vue, la « lecture » immédiate de ces objets sur la figure, toutes ces précautions convergeaient : les termes « droite », « triangle », « cercle » désignaient « et » distinguaient trois « objets » mathématiques qui ne posaient aucun problème, ils se reconnaissaient et se différenciaient, « prenaient sens » au premier coup d’œil, à la première lecture.

Des noms comme A, B et C étaient des signes « reposants ». Ils étaient des noms, des noms d’objets que chacun pouvait « montrer », désigner et même « pointer » du doigt. Pas besoin d’une tactique de lecture ; il était inutile, pour un mot comme « A » ou « B » de le « fixer un peu à gauche de son centre ». La majuscule était placée « tout près » du point : en lisant, en « fixant » l’un on lisait l’autre. Personne d’ailleurs n’aurait eu l’idée de dire que « A » et « B » étaient « des mots ». C’était « des noms » et c’était des points. Les noms des points avaient « du caractère ».

Les noms et la lecture, de l’ordre et du sens :

La lecture et les noms : Le triangle ABC se confondait lui aussi facilement avec son nom. « ABC » c’était le début de la comptine A, B, C : un ordre. La lecture de ce nom préparait la reconnaissance de l’objet. : A, B, C était un petit voyage, « un petit tour » où, d’un coup d’œil, le triangle s’enfermait, se délimitait de lui-même. Peut-être un jour l’imagerie neuronale établirait qu’en suivant l’ordre A, B, C et en « lisant » le triangle, le « sens » de ce petit « tour » connectait les circuits que s’étaient frayés les mots « triangle » et « ABC » et qu’ainsi, le nom et l’objet étaient bien confondus, que le nom, l’assemblage de signes ABC désignait bien, signifiait bien le même et unique objet délimité : triangle ABC. En attendant, on évitait le nom ABC pour le cercle passant par A, B, C. Les soucis commençaient avec la droite ABC. Le sens A, B n’était plus celui du petit tour « en passant ». « Des fois » de A à B, on passait par C, d’autres fois ou « on y arrivait » en « continuant » dans le même sens, mais quelque fois, avec l’ordre AB « on » était parti(s) dans le « sens contraire ». Plutôt que d’affronter ces contrariants problèmes entre le sens de lecture (sur la figure) et le sens de lecture de la désignation écrite, on réduisait la désignation de la droite à deux points, en général les deux premiers de la comptine. Ainsi, se formaient une des légendes qui assuraient la réputation des mathématiques : un mot formé de deux lettres A et B désignait tantôt le même « objet » que celui formé avec A et C ou B et C (ou B et A, ou C et A etc.) mais à d’autres moments, pour d’autres « exercices », avec les mêmes lettres, sur la même figure, d’autres objets étaient désignés. Ceux qui avaient « suivi » reconnaissaient des segments et des demi-droites, les autres étaient « troublés » par ces nouveaux objets pourtant bien droits qu’on ne devait pas (ou plus) appeler des droites (on n’avait pas ou on n’avait plus « le droit »).

A partir de ces évidences et de ces difficultés, les distinctions s’établissaient facilement : d’une part deux lignes : la droite et le cercle et d’autre part, tout seul, le triangle. Les deux lignes se distinguaient facilement, l’une (le cercle) permettant et figurant « le tour », un petit tour et l’autre, au contraire un éloignement irrémédiable. Le triangle ABC n’était pas « vu » comme une ligne « passant par » c’était « un triangle » et il avait un nom : le triangle ABC. Il ne « passait pas » par les points : on « voyait » bien, on « lisait » bien que les points « fixaient » le triangle.

La pédagogie et ses mystères : Comment convaincre un élève et avant lui son professeur de ne pas porter son attention sur ces « objets », faciles à reconnaitre et à désigner, mais sur les désignations elles-mêmes, sur les noms, sur l’écrit, sur les signes et sur le problème de l’assemblage de ces signes. Chaque professeur de mathématique savait, qu’à un moment ou à un autre, il lui faudrait transformer ces belles lettres, ces belles et solides majuscules latines, en « variables ». Le temps, la tradition avaient construit et imposé des transitions, des « accommodements raisonnables » disaient les Canadiens français : on commençait par les nombres et des lettres minuscules et insolites, celles de la fin de la comptine, les x, y et autres. La géométrie et ses belles majuscules A, B … attendraient. On n’en parlait pas mais on donnait un nom à ce nouveau « circuit » : les élèves apprenaient « l’algèbre ». C’était peut-être cela aussi le « frayage » : tracer de nouveaux chemins mais aussi des repères, des balises. Les futures variables seraient d’abord de nouveaux symboles choisis parmi les minuscules et leur pratique s’appellerait « Algèbre » (un nouveau nom pour ranger « tout ça »). Tellement simple, un circuit tellement établi qu’on n’osait même pas l’évoquer. La « pédagogie » était un talent mystérieux.

La figure, elle aussi, permettait de « fixer » des différenciations, celles d'objets géométriques. Passer de la facilité de cette lecture d’une seule lettre fixe et fixée à la notion d’objet « variable » ne pouvait relever que de la méchanceté. Le problème des « notations » était là. Le mot « notation » était, pour les professeurs de mathématiques, comme une nécessité, un élément important d’une sorte de « jargon » professionnel. En l’utilisant, on évitait le mot « symbole » plus rude, plus difficile. Pendant quelques années, avant les classes « supérieures », on « conciliait » ces exigences contraires et contrariantes (celle de la science, de la théorie et celle de la pratique) en parlant de « notation symbolique ». C’était, il ne le découvrait que cinquante ans plus tard, à ces « accommodements » que s’en prenait Daniel Lacombe.

Du spécimen et de l’exemplaire :

Un spécimen : En 1964, face aux lecteurs du bulletin de l’A.P.M.E.P., Daniel Lacombe prenait (prudemment) la parole :



1. Du mélange des genres ou du bon usage des abréviations.


Contrairement à l’opinion que tu formules à propos du livre de Papy (cf. Bulletin 233, p.125), l’abréviation « ssi » (signifiant « si et seulement si ») me parait parfaitement anodine. Elle est utilisée depuis de nombreuses années par beaucoup d’auteurs anglo-saxons, sous la forme « if.f. » (signifiant « if and only if ») ; ça semble commode (ou, tout au moins, innocent et inoffensif) et, à ma connaissance, ça n’a jamais soulevé de problèmes, ni de protestations.


Mais, dis-tu, « ssi » fait double emploi avec le signe « ⇔ ». D’une part, cela n’est pas parfaitement exact : « ssi » s’intègre mieux à certains contextes typographiques et « ⇔ » à certains autres. D’autre part, les mathématiques sont pleines de signes et d’expressions qui font double emploi, et que personne néanmoins ne songe à supprimer. Sous prétexte que les locutions « pour que (A), il faut et il suffit que (B) » et « (A) si et seulement si (B) » sont synonymes, faut-il supprimer totalement l’une d’entre elles ? De même, faut-il supprimer définitivement l’expression « est inférieur à » au profit du signe « < » (ou inversement) ?


Bien sûr, cette question du « ssi » n’offre en soi qu’une importance secondaire (des goûts et des couleurs…). Mais je crains qu’il ne faille voir, dans ton hostilité à l’égard de cette abréviation, la marque de certains préjugés dont la mathématique devrait bien se débarrasser, car ils lui coûtent (au moins pédagogiquement) fort cher.


Un peu plus loin, en effet, tu affirmes : « Ou on écrit en français, ou on écrit en symboles ; ssi est du genre intermédiaire. » Et tu remets ça, p. 136 : « Les quantificateurs ne sont pas des abréviations, ce sont des symboles logiques à signification précise ; ils n'ont donc aucune place dans une rédaction en français.


J'avoue que ce « genre intermédiaire », ainsi que l'inférence « doué d'une signification précise, donc à exclure du français », m’ont plongé dans des abimes de perplexité. […]


Le raisonnement de Daniel Lacombe était implacable. Il s’appuyait sur des faits, des réalités du langage mathématique écrit facilement vérifiables. Mais il avait lui aussi le talent (et la malice) de ne pas s’imposer, de rechercher l’adhésion sympathique de ses lecteurs et même de son interlocuteur. Ainsi le premier exemple donné d’écrit mathématique était « du genre anglais ». Ensuite, chaque affirmation de son interlocuteur était examinée et contredite par des exemples simples, rappels de formulations d’autant plus réelles et « réalisées » qu’elles étaient usuelles. Ces « faits » à peine établis, leur oubli était aussitôt comme excusé, on passait du discours, d’un dialogue entre deux personnes aimables au récit, à l’histoire, à l’impersonnel :


D’où vient que des évidences aussi élémentaires semblent si souvent perdues de vue ? C’est dû, je crois, au tissu de malentendus qui obscurcit actuellement des concepts comme ceux de « symbole » et d’ « abréviation ».

En réalité, la situation est très simple (et parfaitement connue) : à quelque point de vue qu’on se place (« formel » ou « naïf »). Les abréviations constituent une nécessité et sont parfaitement compatibles avec la rigueur la plus totale. […]

La conclusion de ce raisonnement (des évidences […] élémentaires […] perdues de vue […]) s’accompagnait d’un changement d’adresse. L’auteur, le signataire de l’article, après avoir concédé un « je crois » se fondait dans un « on » qui, à lui seul, excluait toute contestation. L’interlocuteur (G.W.) disparaissait (le « tu » ne réapparaitrait que dans une note de bas de page et dans la phrase concluant « la lettre » et le cinquième chapitre). Sur les douze pages publiées, la « polémique » n’en concernait qu’une et demie. Deux mots étaient même offerts pour de nouvelles questions et contestations ; ils séparaient à l’avance deux points de vue, le « formel » et le « naïf ».

Langue et langage : Bien peu de lecteurs étaient prévenus de la ou des « qualités » qui pouvaient les conduire à être attentifs à l’intervention de leur « collègue ». Cette ignorance leur permettait d’apprécier ce qu’ils lisaient sans préjugés. Ils étaient même, à l’avance, débarrassés de toute crainte : la « N.D.L.R. » les assurait que « Personne, on le sait, n’aura le dernier mot. ». Ce préjugé était-il déjà un pré-jugement des autorités de l’A.P.M.E.P. ? Notre conteur n’avait pas eu, à l’époque, à se poser cette question mais trente ans plus tard, il avait eu la chance de suivre les cours où Daniel Lacombe détaillait les « Spécificités du langage mathématique ». Devenu conteur-chercheur, il avait retrouvé un texte de 1984 publié à l’occasion des « Sixièmes Journées Internationales sur l’Education Scientifique ». Les textes de Daniel Lacombe étaient rares, mais d’autant plus précieux que chacun d’eux était exemplaire d’une construction particulière.

En 1984, le titre de l'exposé :


SPECIFICITES DU LANGAGE MATHEMATIQUE ET

DIFFICULTES PEDAGOGIQUES RESULTANTES


... et son résumé :


Résumé :

La complexité du langage mathématique est due au fait que s’y entremêlent : d’une part plusieurs sortes de procédés linguistiques (« naturels », « symboliques », « graphiques »), d’autre part plusieurs niveaux de discours (mathématique, métamathématiques, extramathématiques). Par ailleurs, même dans les énoncés strictement mathématiques, les mots et les syntagmes issus du français usuel, non seulement conservent leurs « illogismes » originels, mais en acquièrent parfois de nouveaux. Or ces difficultés ne se rencontrent pas seulement dans des textes rédigés par et pour des professionnels, mais aussi dans les cours et manuels de l’enseignement secondaire, voire élémentaire. Il en résulte souvent une forme d’incompréhension particulièrement grave, qui persiste chez beaucoup d’adultes.


... informaient parfaitement et rapidement le lecteur sur ce qui serait développé par le conférencier. Notre lecteur-chercheur s’était efforcé de restituer avec soin, pour son-lecteur, ce résumé et la première page de l’exposé et les présentait en les juxtaposant. Il voulait ainsi faciliter et partager comparaisons et différenciations, les « proposer » elles aussi comme « résultantes ».


« Même pour un profane, et même en se bornant à un coup d’œil assez superficiel, un texte mathématique apparaît comme un édifice linguistiquement très compliqué. Les deux principales formes de complexité sont :

A) au point de vue des procédés linguistiques, un mélange de « mots » et de « symboles » ;

B) au point de vue des niveaux (de signification) linguistiques, un mélange d’expressions « strictement mathématiques » et d’expressions de type « métamathématique ». […] »


Si nous essayons de schématiser cette double distinction dans un tableau à deux dimensions (cf. figure ci-après), nous sommes conduits à classifier – au moins en première analyse – les expressions mathématiques
- d’une part en deux colonnes, (A1) et A2) ;
- d’autre part en deux lignes, (B1) et (B2).


Cette classification une fois décidée, chaque ligne puis chaque colonne choisie par cette « première analyse » était encore précisée, explicitée :


(A1) – Cette colonne contient les syntagmes (parfois réduits à un mot, parfois s’étendant à une proposition, voire à une phrase toute entière) qui sont formés à partir du matériel lexical de la langue naturelle (par exemple le français) en utilisant les opérations syntaxiques de cette langue naturelle.

(A2) – Cette colonne contient des syntagmes (n’existant que sous forme écrite) – même si on peut en effectuer une traduction phonétique approximative) qui sont constitués de signes artificiels et soumis aux règles d’une syntaxe également artificielle.

(B1) – Cette ligne contient les syntagmes qui désignent des objets mathématiques (points, ensembles, espaces, nombres, fonctions, relations etc…) ; quand une proposition (cas particulier de syntagme) appartient à cette catégorie, elle est « mathématiquement vraie » ou mathématiquement fausse » (bien entendu, lorsque cette proposition contient des lettres désignant des objets mathématiques « variables », sa valeur de vérité dépend des valeurs attribuées à ces lettres).


[...]


Des exemples de propositions de type (B1), c'est-à-dire « strictement mathématiques" » étaient donnés. D'autres exemples suivraient, présentés et distingués comme des « expressions de la catégorie (B2) ». Enfin le tableau « schématisant cette double distinction » :


Meta

mais annoncé aussitôt comme « beaucoup trop simplifié » serait serait à son tour précisé par d'autres ajouts. Notre lecteur chercheur avait remarqué cette proposition d'une ligne (B4) :


(B4) pour les expressions qui désignent - et les phrases qui concernent - des objets mathématiques « réels » appartenant à un domaine extérieur aux mathématiques (d'ordre physique, biologique, sociologique, économique, etc...); ce niveau est lui-même extrêmement diversifié, suivant le genre de rapports établis, dans le texte considéré, entre la structure mathématique étudiée et ses applications « concrètes » .



1984 : La dernière page de l’exposé résonnait pour notre lecteur-chercheur comme un premier constat, un constat d’échec :


« On pourrait croire que les difficultés que nous venons d’énumérer (et qui ne constituent qu’une faible partie des pièges recelés par le langage mathématique) sont réservés aux textes écrits par des mathématiciens chercheurs pour des lecteurs d’un niveau élevé. Il n’en est rien : dans les manuels de l’Enseignement Secondaire (et dès le premier cycle), on retrouve toutes les subtilités – et tous les tics – du langage mathématique professionnel, même si ce dernier ne s’applique pas, à ce stade, qu’à un contenu élémentaire et peu fourni. On constate même que les manuels récents ont inventé des complications supplémentaires (et certains critiques diraient volontiers que le langage est d’autant plus compliqué que le contenu mathématique est moins consistant).


On sait depuis longtemps (psychologues et linguistes l’ont maintes fois souligné) qu’un interlocuteur est beaucoup plus profondément atteint lorsqu’on met en cause son langage que lorsqu’on conteste ses opinions. C’est sans doute la raison pour laquelle tellement de professeurs (de la maternelle à l’université) ferment obstinément les yeux sur les racines linguistiques des incompréhensions présentées par leurs élèves.


Ces incompréhensions se figent d’ailleurs, le plus souvent, en un pseudo-formalisme scolaire à forte connotation juridique ou déontique : les enfants (et beaucoup d’adultes) considèrent que les mathématiques ne sont qu’un « jeu d’écritures » régi par des « règles » compliquées imposées par une autorité supérieure (administrative ou métaphysique). Pour prendre un exemple entre mille, très peu d’élèves font la différence entre la distributivité de la multiplication sur l’addition (qui constitue un théorème) et la priorité de la multiplication sur l’addition (qui ne représente qu’une convention d’écriture) : ils ne voient dans ces deux cas qu’un système de droits et d’obligations concernant la manipulation des parenthèses.


Pour les enseignants de mathématiques qui, après avoir constaté la réalité, voudraient essayer de l’améliorer, deux méthodes sont concevables et parfaitement compatibles :
a) s’exprimer d’une façon aussi simple et aussi précise que possible ;
b) expliquer soigneusement toutes les particularités du langage utilisé.
Cela peut paraître trop élémentaire (ou trop fastidieux). Mais il n’y a pas plus de miracle en pédagogie qu’en linguistique. »