Du domaine et du pouvoir
Liste, répertoire et registre

De l'enfance, de la faute et de la grammaire :

Un dernier exemple va nous permettre de préciser ce passage de la grammaire au graphisme et à la logique formelle, symbolique. Jean-Claude Quentel décrit les « fautes » grammaticales que commettent les enfants, et ce qu'elles montrent de la reconnaissance d'une logique grammaticale « opératoire » :

« un jeune enfant évoque, alors qu'il est devant ce que nous appelons un chêne, un « glandier » […] un tel énoncé met en évidence une logique qu'il n'est pas difficile de faire ressortir. Elle peut s'expliciter de la manière suivante : si l'arbre qui porte des pommes est un pommier, si celui qui porte des prunes est un prunier, etc., alors celui qui porte des glands est un glandier.

Le fonctionnement est on ne peut plus logique et je l'ai du reste traduit dans mon propre énoncé selon le type de formulation éminemment logique que requiert par exemple le maniement d'un langage de programmation sur ordinateur (si … alors) ».

Cette faute comme d’autres, celle de « prendu » au lieu de « pris », d’autres encore parmi celles que rapporte Jean-Claude Quentel : « enlève la peau de la sucette » (le papier qui l’enveloppe), « le canard a des pelles aux pattes » nous surprennent et nous enchantent. De même, une étude des fautes de « fausse coupe » comme « viens me t’aider » (élaboré grammaticalement à partir de « je vais t’aider ») suivi de « tu me t’aides » et « je vais te t’aider » attestent des capacités logiques, grammaticales de l’enfant. Jean-Claude Quentel parle d’une capacité de « généralisations », de « classification », de reconnaissance « d’analogies », d’une « utilisation métaphorique » du langage tout en soulignant que l’enfant n’a aucune conscience de cette faculté logique. D’autres références du même article parlent de Piaget, de Saussure, de « quatrième proportionnelle », de cette « mise en rapport » dont l’expression mathématique habituelle :

rapport1

est utilisée par des tests logiques comme celui-ci:

rapport2

ou comme ceux des « Progressive Matrices de Raven » :

matrice2

Nous sommes là au cœur de notre problème. L’enfant manifeste une capacité logique, une capacité grammaticale personnelle, individuelle qui est celle de son cerveau. Les graphiques ci-dessus ne sont qu’une mise en forme de la partie « opératoire » de cette capacité. Il ne serait sans doute d'aucune utilité de présenter cette mise en scène d'un rapport logique à l'enfant. Par contre, elle illustre bien le passage du "monde en vrai" au monde graphique du jeu que nous avons évoqué précédemment. La disposition est celle de cases, la dernière, dans l'ordre habituel de lecture, est vide, est à remplir. Il s'agit d'un puzzle, réduit à ce moment de « plaisir bizarre », où la réussite marque à la fois le succès et la fin du jeu, le retour à la vie réelle et à ses contraintes.

Mais préalablement à la découverte de l’analogie entre les noms d'arbres et de fruits, tout un travail de mise en relation, de connections entre différentes zones du cerveau de l'enfant où ces noms et ces notions étaient « inscrites », mises en mémoire a été effectué. Avant ces graphismes illustrant une « quatrième proportionnelle », ce sont deux listes et un tableau où elles sont mises en vis-à-vis que cette analogie met à jour : une liste de noms d’arbres et une liste de noms de fruits comme celles imaginées ci-dessous :

Rapport

Ce genre de tables, le rapport logique ainsi mis en scène, n’est pas, à cet âge accessible à l’enfant. Nous sommes face au problème de la nécessité d’un support graphique, d’une « mise en forme » de la logique qui permette son apprentissage. On est là dans une recherche de moyens et d’objets d’enseignement qu’il faudra ensuite inscrire dans une temporalité, par exemple, un apprentissage de la grammaire et des notions de suffixes et préfixes. Mais ces mêmes listes, ces tables de mise en correspondance résumant le « si … alors » de la liaison logique de leurs termes marquent aussi la naissance historique de l’écrit lui-même. Ces tables ont une histoire, celle de l’écriture et de sa logique.

Domaine et pouvoir :

A peine énoncé, le mot « domaine » s'affirme comme terrestre et vital, animal. On imagine tout de suite un pouvoir et des marques qui sont faites pour signaler, pour délimiter le territoire, la surface où s'exerce ce pouvoir. On pense à un animal, un prédateur qui annonce à des concurrents éventuels qu'ils auront à l'affronter s'ils pénètrent sur ce territoire, cette terre qu'il se réserve. L'équivalent humain du territoire animal et du pouvoir qu'il annonce est la cité, la civilisation, la stabilité territoriale crée par l'agriculture et la répartition des taches, des fonctions et des pouvoirs qui, elle aussi, permit cette stabilité territoriale. Des plaines du Tigre et de l'Euphrate à celle du Nil ce sont les mêmes logiques qui se manifestent et la même naissance de l'écrit, de la loi, de l'administration nécessaire du pouvoir et du domaine où il s'exerce. Cette logique de l'administration crée des tables, des tableaux de mise en correspondance comme ci-dessus, des listes de « si … alors » qui tentaient de prévoir l'avenir à partir d'observations de phénomènes remarquables ou prétendus tels. On sait que les médecins, les devins et les scribes de cette époque étaient des personnages de grand pouvoir. On peut cependant voir aussi dans leur effort pour réaliser des listes complètes, consultables par d'autres une prudence leur permettant d'attribuer à des instances divines la constitution et la responsabilité des prévisions. C'est la constitution de ces listes qui est choisie par James Ritter comme acte fondateur ou inaugural de l'histoire des sciences. Avant ce premier chapitre, en préfaçant la réunion de ces « Eléments d'Histoire des Sciences » qu'il dirigeait Michel Serres mettait en évidence une autre trace graphique de la naissance des cités, celle des cartes, des réseaux de communications engendrés par cette économie nouvelle. Surtout, il montrait la troublante ressemblance entre ces cartes, ces réseaux, les cartes électroniques des ordinateurs et les ramifications des neurones du cerveau humain.

C'est aussi par une de ces listes, par ces premières traces d'un travail scientifique que commence « L'homme neuronal » où Jean-Pierre Changeux décrit les connaissances accumulées sur le cerveau humain. Au fil de ses livres, il explique pourquoi toutes ces régulations, qu'elles soient administratives, artistiques ou mathématiques ont pour origine le fonctionnement du cerveau. Il explique pourquoi ce qu'on appelle habituellement « le vrai, le beau, le bien » ne sont que le résultat de règles, de régulations neuronales qui se résument par la nécessité d'une économie des inscriptions en mémoire. Il décrit les échanges électriques et chimiques qui aboutissent à la mise en résonnance, la mise en harmonie des échanges entre différentes zones, différentes localisations d'activités cérébrales. C'est cette résonnance, cette amplification des manifestations électriques et chimiques qui offre une récompense, un plaisir, une sensation de satisfaction. C'est par cette résonnance, cette mise en harmonie des différentes logiques de l'outil, du langage et du groupe que se stabilisent les contacts, les sélections qui constituent petit à petit les savoirs faire, les apprentissages de l'enfant. Ce que révèle cette « faute » que rapporte Jean-Claude Quentel, c'est paradoxalement une maitrise, celle de la logique des connexions des mises en mémoire, l'apparition de cette économie des inscriptions autrement dit l'intégration, la mise en forme par l'enfant de la grammaire du langage. Mais ce qui apparaît aussitôt, c'est la fragilité ou plutôt la limite de ce système de résonnance-récompense : comment sera accueillie cette proposition de l'enfant ? Sera-t-il félicité pour cet accès qu'il manifeste à la reconnaissance de listes en correspondance ou moqué pour sa méconnaissance de « l'usage ».

Cette dernière observation nous renvoie à la mise en évidence décrite et mesurée par Bernard Charlot et Elisabeth Bautier d'un partage en deux groupes des adolescents à l'issue du système scolaire séparés par leur « Rapport au savoir ». Ce qui sépare ces deux groupes c’est la reconnaissance d’un savoir comme d’un « objet » que chacun a face à soi. Dans ce face à face, c’est évidemment l’apprentissage par récompense tel qu’il est évoqué ci-dessus qui disparaît. Mais c’est alors que ce passage du monde en vrai à celui de la surface graphique peut se révéler utile ou nécessaire. Le domaine à conquérir est celui du savoir et, dans ce domaine, nous l’avons évoqué, l’étude révèle que les mathématiques semblent être mises à part d’autres savoirs, considérés comme plus « pratiques » ou mieux partagés et partageables.. Nous avons vu avec Boris Cyrulnik et la scène du gobelet l'avantage de l'enfant familiarisée. Mais l'autre face de ce type d'apprentissage est que la « récompense » que produit l'entourage donne une valeur particulière à des comportements d’usage, des habitudes, des normes, qui sont alors validés, reconnus comme nécessaires.

Raison et plaisir :

Face à cette conséquence inévitable des apprentissages scolaires et familiaux, il nous semble intéressant et nécessaire d'approfondir l'aspect individuel de la maitrise du savoir. Par le pointer du doigt, l'enfant entrait dans le langage, mais son regard vers la figure de référence marquait ce lien, cette dépendance à son entourage et ainsi son entrée dans un parcours d'apprentissage. Remarquons que ce pointer du doigt était aussi une sorte de mise en réserve, en attente d'un geste primordial : la saisie de l'objet, la prise en main, la possession. Cette possession se conjuguera au fil des ans avec celle d’un territoire, l’enfant se fera « sa place » dans l’aire familiale. Peu à peu s’accumuleront les différents objets qui marquent un univers enfantin. On voit tout de suite que la possession d’objets multiples et d’un territoire où les disposer, les entreposer et ce geste de dépôt lui-même « enracine » la propriété et le propriétaire à ce territoire et à sa sauvegarde. En passant de l’objet unique, objet consolateur, objet de l’attente, à la possession d’objets multiples, l’enfant rejoint donc la logique de stabilisation territoriale du groupe humain. Il entre ainsi dans une autre logique et une autre temporalité. Avant d’être le savant, le scribe ou l’administrateur il sera peut-être cet enfant sage collectionneur que nous décrit Jean-Pierre Changeux :

« … l'empoignade première se transforme en saisie, en réflexion globale, même s’il parait encore prématuré de suggérer une authentique compréhension de l’un par l’autre. […] L'enfant découvre le monde avec la fraicheur d'un regard qu'anime le désir insatiable de tout voir, de tout organiser, de tout comprendre. Il choisit, rassemble, s'approprie, en un mot collectionne. »

Cette « empoignade première » s’inscrit aussi dans une autre temporalité, celle de l’histoire humaine :

« Le sens des mots ne possède ni la perfection, ni l'immanence des Idées Platoniciennes, mais, comme notre connaissance du Monde, est soumis à un perpétuel développement évolutif. Ainsi en est-il du mot « comprendre ». Dans le latin classique, comprehendere possède le sens de « saisir ensemble », physiquement, avec la même connotation violente « d'empoigner ». Progressivement, au Moyen Age, ce sens s'efface au profit de concevoir, saisir par l'intelligence, faculté de « cueillir, choisir, rassembler ». Oserais-je suggérer que la genèse largement autobiographique de ces réflexions réitère, en quelque sorte, une semblable évolution ? ».

On imagine bien ces jeux d’enfant, cette disposition des objets possédés qui permettent de « tout voir ». L’espace qui supporte cette disposition devient alors le territoire d’un jeu solitaire où la possession, la prise en main de chaque objet l’un après l’autre conduit à des recherches de dispositions, d’une « organisation » qui, elle aussi ait un sens, soit elle aussi une marque de possession. Nous retrouvons là ce passage au graphisme, où le « monde en vrai » est réduit à une surface « organisée » pour le jeu, l’imagination, la simulation. Une dernière étape, celle des mots et des listes va permettre à l’enfant ou plutôt à l’adolescent qu’il est devenu de passer de ce « tout voir, tout organiser » au « tout comprendre » ou « tout saisir » du savant, à commencer par la classification qu'impose toute collection de quelque importance. La complexité, la richesse et les problèmes que pose la conservation de la collection vont se transposer dans les marques de son enregistrement. Deux systèmes graphiques différents et complémentaires imposent aussitôt leur évidence : l'adresse et l'étiquette. L'adresse est un simple système de classement, facile à lire et à parcourir qui indique le lieu où on trouvera l'objet de la collection lui-même ou sa description, ses particularités, sa définition, tout ce qui permet de le distinguer, de le situer par rapport aux autres objets collectionnés. L'étiquette est le nom particulier donné à l'objet dans la collection. Mais de même que l'entreposage et l'adressage de la collection peut se subdiviser en bâtiments, salles, rangées, casiers … l'étiquetage offre lui aussi une possibilité de classification. On voit que tout système de classification peut se trouver remis en cause par de nouvelles découvertes, de nouveaux objets ajoutés à la collection et que l'étiquetage, la création de nouveaux noms doit prendre en compte une logique qui puisse être partagée et continuée par d'autres découvreurs ou inventeurs. Nous retrouvons là un autre aspect de l'importance historique de notre tableau de mise en correspondance de listes, celui des différents systèmes de classements des collections réunis par ces « voyageurs naturalistes » et qui aboutirent à cette nomenclature du Systema naturae de Linné en 1758, classement où « l'étiquette qui en porte le nom donne du sens au spécimen collecté ».

L'événement, la trace, l'empreinte :

Enfin et surtout, Jean-Pierre Changeux offre à notre recherche d'un élémentaire de la logique un point de départ incontestable, celui d'un neurobiologiste, pour lequel cette faculté du cerveau de comprendre, de cueillir, choisir et rassembler n'est que l'un des moyens mis à notre disposition par l'évolution de notre espèce. Ainsi, il répond à une seule logique, une seule nécessité élémentaire : survivre. Cette nécessité se résume par un mot savant celui qui définit chaque organisme vivant comme un homéostat. Cette racine « stat » provient de l'indo-européen « sta être debout » et introduit tout un ensemble de références évidentes, la statue, le « tenir debout », « l'être là » des philosophes, la statique des mécaniciens et des mathématiciens. « L'homéo » exprime le semblable, le même. L'organisme vivant se différencie du cristal, des pierres et métaux précieux, qui semblent inaltérables et rappellent ainsi l'humain à sa fragilité. Pour rester lui-même, pour continuer à « être là », l'humain-homéostat doit assurer des échanges de matière et d'énergie avec le milieu extérieur et toutes les constructions mentales qu'il élabore ne sont que des contributions à cette régulation, à ce maintien d'un équilibre.

A cette régulation nécessaire, s'oppose l'événement, que Jean-Pierre Changeux définit comme « toute modification de l'environnement ou de l'organisme lui-même, susceptible de perturber cet état d'homéostasie.. L'événement le plus simple sera la réduction des sources de matière et d'énergie nécessaires au métabolisme, ce qui entraîne l'arrêt de la croissance et la mort […] Autre classe d'événements : la modification des échanges de signaux régulateurs. [ … ] Par l'intermédiaire des organes des sens, le cerveau reçoit des signaux, les intègre, donne des ordres, qui finalement se traduisent en action dont le résultat est le maintien ou l'établissement d'une certaine forme d'homéostasie ». Les événements reçus, transmis et analysés par le cerveau se différencient suivant « la durée des traces que ces rencontres laissent dans la structure et le fonctionnement cérébral ». Ils peuvent disparaître aussitôt leur prise en charge ou laisser des traces qui, elles-mêmes, si elles ne sont pas réactivées par des événements similaires peuvent disparaître. Au contraire, une répétition d’événements comme celle que crée un apprentissage ou un dressage stabilisera ces traces qui deviendront alors une empreinte durable. Les techniques d'observation des échanges électriques et chimiques à l'intérieur du cerveau des grands mammifères sont à présent suffisamment précises pour qu'on puisse analyser ce type de processus. Ainsi, un signal, une alerte aussi simple que la soif est liée et repérable par des modifications de pression sanguine. On constate alors que la satisfaction éprouvée par l'animal qui boit à satiété, autrement dit la disparition de l'envie de boire, mesurée dans son cerveau « s'installe bien avant que le liquide absorbé ne restaure l'équilibre osmotique normal des fluides organiques ». On peut ainsi, par un système d'événements (sollicitations sonores visuelles ou impulsions électriques) suivis ou non de récompenses, dresser des animaux à certaines tâches étrangères à des nécessités de survie ou même déclencher chez eux des comportements d'addiction aberrants, nuisibles et même dangereux.

Une des particularités de l'espèce humaine est d'avoir su « externaliser » ces réactions nécessaires à l'événement, par certaines manifestations, gestes, mimiques, cris et enfin langage qui sont devenus signifiants pour l'espèce et ont permis ainsi des réponses et un « développement coopératif ». Cette « externalisation » de significations s'est encore stabilisée par l'écrit, l'inscription, le graphisme qui offrent et qui sont devenus une représentation de quelques uns de ces signaux régulateurs. Deux citations d'Edgar Morin, sur cette confrontation du vivant et de l'événement :

« Il faudrait considérer de plus près le problème des alternatives et des « choix » qui se posent au niveau des êtres vivants. Fuite /Agression, Régression/Progression sont, par exemple deux réponses possibles à l'événement perturbateur.
[ … ] D'où l'importance anthropobiotique du ludisme : on voit bien que le jeu est un apprentissage non seulement de telle ou telle technique, de telle ou telle aptitude, de tel ou tel savoir-faire. Le jeu est un apprentissage de la nature même de la vie qui est un jeu avec le hasard, avec l'aléa. »

nous renvoient aux remarques précédentes sur l'importance du jeu dans le développement de l'enfant. Nous avions souligné alors que, par le jeu l'enfant entrait dans un groupe et dans un récit, un moment collectif, échappant ainsi pour un moment aux choix de sa propre existence. Nous voyons que le jeu peut aussi apparaître comme une simulation de la vie, une création ou plutôt recréation d'aléatoires dans un cadre, sous des formes graphiques préétablies.