Très tôt a pris place au cœur de la culture chinoise une conception de l'univers naturel, social, moral, politique comme Ordre Unifiant et unique, dynamisé en son sein par une régulation et des interactions dialectiques. L'empreinte de cette conception se révèle bien au-delà du domaine strictement théorique : les textes de médecine les plus anciens font fortement référence à une vision unitariste du corps humain (et une vision partielle des choses est encore traditionnellement désignée par l'expression « se soigner la tête quand on a mal à la tête et se soigner les pieds quand on a mal aux pieds » (« tou tong yi tou, jiao tong yi jiao ») ; dans un autre domaine, le théâtre chinois se présente (au regard occidental tout au moins) comme un genre « décompartimenté », global ; et plus près du thème qui nous occupe, le fils aîné, élément de l'Unité familiale, assume le culte des ancêtres, excluant ainsi au-dessus (et donc en dehors) de cette Unité une place possible pour une présence cléricale (1) ; sur le plan philosophique, une telle unité ne peut contenir la transcendance, et rejette tendanciellement toute idée de deux régions distinctes et incommensurables de l'univers ; cette unité impersonnelle n'est pas à l'égard de ce qui l'anime ou de ces dialectiques du Vide et du Plein, du Yin et du Yang ou de l'Interne et de l'Externe qui la font respirer « ce qu'un inventeur est à sa machine, ce qu'un prince est à ses sujets, et même ce qu'un père est à ses enfants », pour reprendre les caractérisations de Leibnitz (2). De façon dominante, une éventuelle théologie se trouve alors dans le même mouvement privée à terme de ceux qui la disent et de son objet.
Projetée sur l'univers philosophique occidental, cette pensée de l'immanence, exprimée de façon exemplaire dans le Daodejing, n'est pas sans faire penser à certains courants panthéistes d'après lesquels le monde contient en lui-même la raison des effets divins qui s'y produisent, voire est seul réel, Dieu n'étant que la somme de tout ce qui existe (et la question s'est posée de savoir si ces courants n'étaient pas à l'époque le seul mode d'affleurement possible d'une pensée sans Dieu). D'autre part, cette vision de l'identité des lois de tout ce qui constitue l'univers, qui est illustrée dans le taoïsme philosophique, la pensée du Yin et du Yang ou des Cinq Eléments (« Le roi se règle sur la terre, la terre se règle sur le ciel, le ciel se règle sur la Voie, et la Voie se règle sur le Cours naturel » (3) ; où se trouve la Voie ? « dans cette fourmi dans ce brin d'herbe... dans cette tuile... dans ce purin » (4) ) trouve un lointain écho dans l'idée de Leibnitz selon laquelle chaque poisson dans un étang est un étang de poissons à lui tout seul, car « tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l'univers » (5). On trouve chez Leibnitz cette autre référence métaphorique à l'Harmonie préétablie à travers ces musiciens « jouant séparément leur partie, et placés en sorte qu'ils ne se voient et même ne s'entendent point, qui peuvent néanmoins s'accorder parfaitement en suivant leurs notes, chacun les siennes, de sorte que celui qui les écoute tous y trouve une harmonie meryeilleuse, et bien plus surprenante que s'il y avait de la connexion entre eux » (6). Mais l'analogie s'arrêterait où commencerait le paradoxe : la philosophie chinoise, un panthéisme sans Dieu, un orchestre sans chef et une partition sans compositeur, avec pour loi suprême l'équilibre des instruments et la respiration des notes et des silences.
D'autre part, là où une théorie occidentale analogue subdivisera le réel en substances simples, en « Atomes de la Nature » (7), l'orientation philosophique chinoise percevra quant à elle des microcosmes autorégulés d'unités de contraires. Ce profil moniste et unitariste, qui entraîne une réduction de l'ensemble des choses à l'unité du point de vue des lois qui le régissent, produit nécessairement une distribution, une diffusion importante de ces couples de contraires dans de nombreux domaines. A cet égard, il est intéressant de noter que deux principes de la physique contemporaine rejoignent des intuitions du taoïsme philosophique : celui qui énonce que l'univers a une façon identique de se structurer, du caillou à la feuille d'arbre ou à l'être humain, et celui qui indique que l'on explique la complexité visible par la simplicité invisible. Le couple Vide/Plein est une unité de contraires essentielle. Le Vide (xu) et le Plein (shi) font ainsi partie avec le Yin et le Yang, le Froid et le Chaud (han, re) et l'Interne et l'Externe (biao, li) des huit principes qui permettent de porter un diagnostic en médecine chinoise traditionnelle ; le Plein s'exprimera par exemple à travers un délire, un visage rouge et des oreilles écarlates, un pouls fort, etc.. ; le Vide se manifestera par la sueur nocturne (un des cas de « sueur vide »), la pâleur du visage, le silence, le pouls faible, etc.. La vision englobante des choses opère ici à deux niveaux : Vide et Plein sont en quelque sorte une projection du Yin et du Yang, dont ils relèvent respectivement, et ils constituent d'autre part le Tout du phénomène de vases communicants entre les énergies positive et négative dans une maladie donnée. Dans un autre domaine, il y a bien sûr la distinction entre les « mots vides » (xuci), mots dits « plutôt abstraits », mots grammaticaux comme les conjonctions ou les prépositions, et les « mots pleins » (shici), mots « plutôt réels », comme les verbes ou les substantifs. Les traités militaires de l'Antiquité, celui de Sunzi comme celui de Sun Bin, accordent une place spécifique à ces deux concepts ; l'expression « éviter le Plein et aller vers le Vide » (bishijiu xu) en indique bien le sens : le Plein exprime ici le gros des troupes ennemies et le Vide leur point faible. Ces deux catégories sont également au centre des fondements philosophiques du Taijiquan : les conversions de contraires opérées lors de l'exercice gymnique sont généralisées en termes de changement du Vide et du Plein ; atteignant une pose terminale, un mouvement est dit « plein » ; au stade de son évolution, il est dit « vide » ; le pied d'appui est dit « plein », le pied mobile « vide » ; les mouvements et les membres « pleins » doivent être bien assurés, bien posés, alors que les mouvements et les membres « vides » doivent être légers et retenus. Vide et Plein représentent à nouveau ici le Tout d'un phénomène donné, ce Tout des mouvements du Taijiquan se retrouvant simplement redoublé et projeté dans un autre Tout, celui de la respiration. Dans une acception plus moderne, le Plein signifie parfois le travail concret, les phénomènes objectifs, et le Vide les idées, la théorie, les tâches, l'orientation. Qu'il s'agisse d'une dialectique de simple contraste de deux aspects opposés (recul/progression, aval/amont, etc.), ou d'une dialectique plus forte (comme celle qui lie l'action d'une chose et sa matérialité, la force et la structure), les « couples modulés » de contraires, dont celui du Vide et du Plein, ne subissent jamais une quelconque action transitive extérieure.
Cette force d'attraction unitariste, caractéristique de la pensée chinoise, semble opérer jusqu'aux effets de style, tout au moins dans le Daodejing. Les métaphores, loin d'être une simple image passagère qui illustrerait un contenu, sont comme « partie prenante » de la signification, et fonctionnent souvent en partie comme des effets de contenu. Ainsi la fameuse image du chapitre 11 du Daodejing : « Trente rais convergent au moyeu, mais c'est le vide médian qui permet l'usage du char » (l'édition découverte à Mawangdui en 1973 semble autoriser la lecture suivante : « Trente rais convergent au moyeu, mais c'est le vide et le plein du char qui en permettent l'usage »). Les termes xu et shi ne figurent pas dans le texte, ils sont « redoublés » par wu et you (« ce qui n'y est pas » et « ce qui y est », « absence » et « présence », ou encore, dans une traduction discutable, « non-être » et « être »). Mais c'est là que s'estompe et se brouille la limite entre l'image et le couple conceptuel du Vide et du Plein, celui-ci renvoyant tout autant au moyeu et aux rais du char qu'à la dialectique de la fonction dynamique et de la matérialité du même char, à cette dialectique dans la phrase chinoise ou dans la considération de l'ennemi en stratégie militaire.
Très présente dans le Daodejing, et de même nature, est la figure de la féminité (« mère des dix mille êtres », « me nourrir de la mère », mais aussi « la femelle obscure », « adhère au féminin » ou encore « la plénitude de celui qu'anime la Vertu (...) semblable à celle d'un nourrisson » (8) ), à la fois image du Tout et reflet d'un imaginaire où se confondraient repli fœtal devant le cours des choses et aspiration à l'idéal d'un matriarcat primitif ; et la figure de la stratégie militaire, à la fois métaphore de la dialectique de la souplesse et de la dureté, et présence effective dans le texte du Daodejing d'une des sources d'inspiration majeures de celui-ci.
A titre d'hypothèse et de conclusion, nous voudrions, par cette paraphrase du célèbre mot de Lacan, noter l'importance qu'il y aurait à prendre en compte l'infrastructure linguistique non plus comme simple outil de la pensée ou reflet de celle-ci, mais comme moule pouvant en dessiner les contours, en guider certaines des orientations. La langue agirait à l'instar du calame ou du pinceau, instruments de la communication graphique, mais aussi élément imprimant un cours nouveau et décisif à la forme de l'écriture. Ces liens complexes entre la langue et la vision de l'univers pourraient se révéler au niveau du champ sémantique, et de certaines structures lexicales. En se limitant ici au domaine de l'écriture, l'hypothèse pourrait être ainsi formulée d'une vision chinoise de l'unité du monde induite d'une écriture qui ne connaît pas le morcellement alphabétique. Une des illustrations possibles de l'affirmation de la neurobiologie moderne selon laquelle l'écriture marque le cerveau de son empreinte est probablement sur cette voie. Une philosophie de la langue pourrait peut-être bénéficier, même indirectement, de ces études japonaises relatives à des cas de lésions cérébrales entraînant l'aphasie, qui concluent à une dissociation des troubles affectant les kana et les caractères dans l'écriture japonaise et évoquent un lien possible cela reste une hypothèse entre les kana et l'hémisphère gauche du cerveau, spécialisé dans les processus analytiques et le découpage séquentiel des événements, et entre les kanji et l'hémisphère droit, spécialisé dans les processus globaux. Le caractère chinois, image globale, porterait en lui la pensée englobante de l'Unité, comme la fleur de Leibnitz porte en elle le jardin tout entier.