[...] La Chine est fondamentalement une civilisation du texte – relevant du tracé et dont l’opération est un continu tissage. Comme le porte en lui le mot wen lui-même, qui signifie à la fois culture – civilisation – texte – idéogramme, et qui est composé étymologiquement d’un croisement de traits 文, le texte (chinois) croise les fils pour se composer. Ainsi croise-t-il le fil de chaine de la rectitude et du normatif, qui lui sert de support et lui confère sa consistance, la trame de l’imaginaire et de l’insolite qui coupe cet ordre d’un extraordinaire le rendant inédit et captant l’intérêt. De même qu’il croise avec la linéarité de l’énoncé l’énoncé parallèle qui s’apparie à lui et lui répond – transversalement – selon cette facture foncière que constitue en l’absence de syntaxe, le parallélisme des expressions [...]
[...] selon l’intuition chinoise de la réalité, l’appariement constitue le principe de base permettant de rendre compte de la possibilité d’exister. Tout réel y est, en effet, perçu comme processus en cours à partir d’une dualité d’instances en interaction continue. Opposition et complémentarité : la bipolarité est générale, et l’effet de « parallélisme » est à la fois dynamique et premier. [...]
Un livre, un titre : « LA GRANDE IMAGE N’A PAS DE FORME ». Sous-(autre)-titre : « OU DU NON-OBJET PAR LA PEINTURE ». Au milieu de la page suivante, en italique, plus petit, seul et comme intimidé : « Essai de dé-ontologie ». Une page blanche... puis : « Cet essai part à la poursuite de ce dont, par principe, la poursuite est vaine [...] »
Gegenstand : Un livre, un titre : « LA GRANDE IMAGE N’A PAS DE FORME ». Sous-(autre)-titre : « OU DU NON-OBJET PAR LA PEINTURE ». Au milieu de la page suivante, en italique, plus petit, seul et comme intimidé : « Essai de dé-ontologie ». Une page blanche... puis : « Cet essai part à la poursuite de ce dont, par principe, la poursuite est vaine [...] »
Quatre pages plus loin, sous le titre « Réseau et corpus », François Julien abandonnait l’italique pour cette courte phrase et petit paragraphe :
« L’œuvre » de François Julien est impressionnante. D’un livre et d’un titre à l’autre, nous apparaissaient peu à peu quelques repères, quelques-uns des « nœuds » de son travail. Curieusement et dans le même mouvement, toute une cinématographie se mettait en marche, un curieux mélange de « Je me souviens...» et d’« Espèces d’espaces ». L’expression « toucher à (de) la pensée » de François Julien nous avait rappelé l’émotion éprouvée à la découverte de ce feuillet, glissé, inséré entre deux pages de ces « Espèces d’espaces ». Un signet qu’on pouvait aussitôt (Gegenstand ?) « prendre en main » en ouvrant le livre de Georges Perec...
JE DEVAIS AVOIR SIX ANS et je marchais déjà pas mal quand, côtoyant un jour un copain chien, je décidai pour ne pas le vexer de me mettre à marcher à quatre pattes comme lui. Je découvrais alors que je ne pouvais pas être comme lui : il était pour moi très inconfortable de marcher sur les seuls « coussinets » de la plante de mes pieds ou de la paume de mes mains; et très douloureux de marcher sur mes genoux. Ce choix difficile fut le point de départ de mon aventure intellectuelle. Je décidai de partir à la découverte de mes mains.
[…] A l’époque où Monsieur Sapiens fabriquait des outils mal taillés et des objets mécaniques inachevés, il réalisait déjà de véritables chefs-d’œuvre. Il dessinait, sur de simples galets ou sur des os d’animaux séchés, l’idée qu’il se faisait du monde. La main qui lui avait permis de fabriquer un outillage encore imparfait avait rendu possible la projection de son monde mental sur l’écran qui composait la surface lisse d’un caillou ou d’un os plat. Son monde intime devenait visible. Grâce à son habilité manuelle, il produisait à volonté le monde qu’il était désormais capable de « prédire ». Maître du monde déjà il se voyait ! Et la découverte du feu n’a rien arrangé puisqu’en frottant deux bouts de bois ou en cognant l’un contre l’autre deux cailloux ronds, il mettait au jour une source d’énergie mystérieuse dont il pouvait domestiquer la puissance. […].
Cette nécessité intime à la représentation artistique mettait au monde la notion du beau, donc du laid, celle aussi du moral, donc de l’immoral, de la ressemblance donc de la dissemblance. Les cailloux colorés disposés autour du corps de celui qui venait de mourir, toujours vivant dans la mémoire des siens, devenaient des cailloux métamorphosés, des cailloux sémantiques qui voulaient dire : « Nous ne sommes pas des cailloux puisque, colorés et disposés en couronne autour du mort, nous désignons son corps et le faisons vivre encore dans la représentation de ceux qui pensent à lui. Grace à nous, il est un peu moins mort » […]