Essayons à présent de relier, d'organiser ces différentes approches de notre problème. Notre point de départ doit être celui de la grammaire. C'est elle qui différencie les différentes formes de langage que nous avons évoquées. Cette importance de la grammaire nous est apparue avec les récits de l'aphasique. C'est leur incohérence grammaticale qui contrariait ou plutôt obscurcissait la logique pourtant assurée qui s'y exprimait. Un autre texte des chercheurs de l'école de Rennes intitulé « Quand parler ne peut être que montrer » va nous aider à prolonger cette réflexion sur la grammaire. Ce texte décrit comment, à partir d'images, de photos mais aussi de lettres de mots; ou de schémas particuliers on peut construire un "tableau de communication" qui permettra à des enfants incapables de parler, d'articuler des sons du fait de leur infirmité motrice, de construire et de partager avec l'expérimentateur un véritable langage. Citons simplement ce passage :
« Aucun énoncé n'a de correspondance « directe » ou univoque avec les icônes constitutives des tableaux. Si on demande à l'enfant de nous dire « le bébé dort », il devra par exemple aller chercher un « bébé » dans une image montrant « une maman qui fait la toilette d'un nourrisson », et l'idée de « dormir » dans une image montrant « un garçon aux cheveux châtains, abondants mais taillés relativement courts, déjà relativement âgé, qui dort sur un grand lit ». De cette manière, l'enfant est contraint par la procédure utilisée, d'abstraire le matériel fourni, c'est-à-dire de « négliger » des éléments pour en privilégier d'autres. Le même matériel est systématiquement sollicité pour servir à un autre énoncé, par exemple ici « le garçon se lave », engageant l'enfant à d'autres choix, c'est-à-dire finalement à d'autres exclusions lexicales et à d'autres restrictions syntaxiques. » . Les auteurs de l'article insistent sur la différence entre un tableau établi, standardisé qui serait utilisé pour apprendre à l'enfant à s'exprimer, à communiquer et le travail d'apprentissage qui peut être réalisé à partir d'un tableau vide que l'enfant remplit peu à peu d'images, de dessins, de lettres qui lui permettent de construire lui-même son langage ou plutôt la grammaire de son langage. Bien évidemment l'entrée dans ce langage n'est pas facile pour ceux qui n'ont pas participé à son élaboration.
Il est troublant de comparer cette description avec celles que donne Jean Dieudonné du travail particulier des mathématiciens du vingtième siècle, qui, pour rendre compte de « nouveaux objets mathématiques, tout à faits différents des objets « classiques », nombres et « figures »; leur abstraction beaucoup plus abrupte (puisque ne s'appuyant pas sur des « images » sensibles) [ces mathématiciens] ont du « s'éloigner du caractère à demi « concret » des objets mathématiques « classiques »; [car] il faut comprendre que, pour ces objets, l'essentiel consiste, non en leurs particularités apparentes mais dans les relations qu'ils ont entre eux. Pour expliquer cette création de ce qui n'est plus une reconnaissance visuelle des objets, Jean Dieudonné dit préférer parler d'une « intuition » de ces objets ou mieux encore d'utiliser le terme anglais « insight » d'une vision intérieure, personnelle de ces « objets ».
La légende et la caricature auraient pu suffire au même constat : le monde des mathématiques est d'abord un monde de l'écrit de l'inscrit, du graphique. Il est né des traces sur les poteries qui scellaient la comptabilité des troupeaux : en même temps que les mathématiques et l'inscription, ce sont le droit et l'administration qui s'annonçaient ainsi. Cette réputation d'une capacité de lecture de signes complexes, demandant une intelligence ou des pouvoirs extraordinaires sinon magiques fait partie de cette longue histoire. Pourtant, si on part de cette simple idée d'une grammaire particulière associant graphiques, dessins, inscriptions et formules et si on compare le travail mathématique à d'autres créations langagières comme celles que rapportent les chercheurs de l'école de Rennes, il semble que les mathématiques perdent alors beaucoup de leur singularité et de leur mystère.
La seconde pièce à ajuster à ce point de départ de la grammaire est donc la notion de graphismes, de graffitis, de signes, de lettres, de formes, de formules mêlées à des écrits, des récits. Le Dictionnaire Historique de la Langue Française nous précise que « graffiti » dérive « [du] latin graphium « stylet », avec influence de graffiare « griffer » et que « graphique » « est un emprunt au grec graphikos […] dérivé de graphein « écrire » et précise que « ce verbe est apparenté à des termes qui, en vieux slave et haut allemand signifient « couper, entailler » ». Ces racines font à leur tour penser à l'anglais « score » signifiant « entaille » et marque et à « stigmate » et nous apprenons alors que « le latin a emprunté le mot au grec stigma « piqûre », « plaie ouverte ».
La première logique à prendre en compte est qu'avec le graphique, l'inscription et l'écriture, l'attention de celui qui regarde se limite à la surface où ces signes apparaissent. Qu'on pense au lecteur d'un livre, au mathématicien, aux cases et aux pions d'un jeu de société ou à un écran « numérique », le constat semble le même : l'univers est réduit, transformé, limité à une surface. A partir de cette simple constatation, le simple bon sens impose une première évidence : ce n'est pas le vrai univers qui peut être ainsi réduit, tout ce qui apparaît sur cette surface ne peut pas, à lui seul, représenter « le vaste monde », être le « monde en vrai » comme disent les enfants pour le distinguer du monde de leurs jeux. Dans le « vrai » monde, chacun comprend et admet qu'on puisse, pendant un moment plus ou moins long, limiter son univers au spectacle d'une feuille de papier, du petit ou du grand écran d'une salle de cinéma, d'une télévision, d'une tablette de jeux ou même de son téléphone. Il s'agit de distraction, d'oubli momentané, de restriction de l'univers habituel. Ce qui peut être considéré comme abusif ou inquiétant est le soupçon que le spectateur en vienne à prolonger cette restriction au point de confondre « la vraie vie », la sienne en l'occurrence avec la vie restreinte que lui offre ce spectacle.
Cette confusion possible prend un nouveau relief avec la notion de jeu. Le joueur se caractérise par sa possibilité d'intervention dans le monde graphique ou le spectacle, le récit qui se déroule sur l'écran du jeu. Si on lie ces deux simples constatations, la réduction de l'univers à la surface regardée et aux signes qu'elle présente et la possibilité pour le joueur d'intervenir sur ces signes, on se trouve au cœur d'un autre problème bien connu lui aussi, banal, peut-on dire, celui du joueur pour qui la « vraie vie » devient celle du jeu, la seule vie où il ressent qu'il a un pouvoir sur son existence et sur le monde.
Ajoutons enfin à ces descriptions la particularité ou la prétention prêtée à la logique mathématique de pouvoir démêler le vrai du faux et même d'agir sur ce vrai et sur ce faux, de savoir enchainer les vérités les unes aux autres par le raisonnement logique et convenons que toutes ces confusions, l'univers et la surface réduite à des inscriptions, le pouvoir d'agir sur ces inscriptions pour en démêler le vrai du faux peuvent sembler tout à la fois inquiétantes et séduisantes.
Il nous reste à montrer en quoi on peut démêler cet imbroglio, ces confusions possibles entre ces trois mondes : le vrai monde, celui de l'univers où nous vivons, le monde de la surface graphique, celui de nos écrans et enfin le monde de la vérité logique, le monde des mathématiques. Un autre exemple animal va nous aider, celui que propose Henri Lebesgue dans un dialogue qu'il imagine pour mettre en garde son lecteur contre « la certitude mathématique » :
« […] deux et deux font quatre; » affirmons nous. « Dans un verre je verse deux liquides, dans un autre deux liquides. Je verse le tout dans un vase, contiendra-t-il quatre liquides ? ─ C'est de la mauvaise foi, dites-vous, ça n'est pas une question d'arithmétique.
─ Dans une cage je mets deux animaux, puis encore deux animaux; combien la cage contient-elle d'animaux ? ─ Votre mauvaise foi, dites-vous, est plus éclatante encore; cela dépend de l'espèce des animaux, l'un d'eux pourrait dévorer les autres; il faut aussi savoir si le décompte doit avoir lieu immédiatement ou dans un an, alors que des animaux pourraient être morts ou avoir eu des petits. En somme, vous parlez de collections desquelles on ne sait si elles sont immuables, si chaque objet y garde son individualité, s'il n'y a pas des objets qui apparaissent, disparaissent.
─ Qu'est-ce à dire, sinon que certaines conditions doivent être remplies pour que l'arithmétique s'applique ? Quand à la règle, pour reconnaître si elle s'applique, que vous venez de me donner, elle est certes excellente pratiquement, expérimentalement, mais elle n'a aucune valeur logique.
Si à présent, en gardant en tête cet avertissement d'Henri Lebesgue, nous revenons à ces animaux étranges et sympathiques que met en scène Lewis Carroll, il nous faut bien reconnaître que, malheureusement, ils ne sont pas vrais, et que ce qui les rend imaginaires c'est justement le soin qu'ils prennent à ne pas franchir les limites que leur a fixées leur inventeur, leur créateur. Ce sont manifestement des animaux faits pour le graphisme, capables de rester sagement dans un « cadre » qu'on leur a fixé à l'avance. Avec un peu d'attention, on remarque ce pré où ils restent bien tranquillement et où aucun « raton laveur » ne pénétrera jamais. Nous sommes là devant le mystère Lewis Carroll, celui d'un homme passionné à la fois par la logique mathématique, la sécheresse et la rigueur de son symbolisme et par la grâce de l'enfance qu'il tentait de fixer par la photographie, soit un mélange de conservatisme et de goût de l'insolite ou seuls les enfants peuvent changer de monde, passer comme Alice « de l'autre côté du miroir » et accéder aux charmes des « jeux de langage » sans perdre de leur fraicheur. Sur le plan logique, ainsi qu'il l'indique dans ses écrits, il ne s'agit que de réaliser des dichotomies, de décrire un monde coupé en deux et c'est là évidemment ou la logique mathématique rejoint le graphisme et cette « entaille », cette « coupure » qu'il exprime.
A partir de ces quelques constatations, de ce monde calme que suggèrent ces « animaux qui m'appartiennent » et qui sont « dans un pré », de ce monde « immuable » de la logique mathématique selon l'avertissement qu'en donne Henri Lebesgue, il n'est pas très difficile de noter les particularités grammaticales qui permettent de traduire graphiquement par une simple ligne de partage ce monde animal, l'univers réduit à ce monde. Ce sont tous ces « toujours », ces « jamais », ces « aucun », « seuls » qui sont la grammaire de cet « immuable » qui fige le temps et avec lui les comportements de tous ces animaux, tout ce qui forme leur individualité, c'est-à-dire ce qui fait d'eux des objets d'une logique mathématique possible. Cette première restriction naïve du monde réel réalisée par des noms familiers et par une grammaire particulière en cache et en détermine une seconde, graphique où, par exemple, « le pré » et « aucun » imposent une ligne de partage, une frontière définitive, immuable de l'univers animal. Nous pénétrons alors dans ce monde « semi-concret » de la logique mathématique, monde que l'on peut résumer naïvement par une « case », une simple ligne fermée qui est « le pré » et deux séries de pions « le monde animal » partagés par cette frontière. « Raton laveur » n'est donc plus que le nom d'un « comportement », « d'une façon d'être » d'un animal qui se définirait par cet énoncé unique et bien « réducteur » : « ne pas être dans le pré ».
Les conseils d'Henri Lebesgue et le charme des créations de Lewis Carroll nous rassurent : nous saurons bien discerner à quel moment la logique mathématique s'applique, c'est-à-dire à quel moment nous quittons notre monde « en vrai ». Gardons à l'esprit ce premier geste graphique des mathématiciens, des administrateurs et des juristes, ces colonnes verticales de toutes les « tables de la loi » qui veulent que le monde soit simple et stable avec d'un coté le vrai, le permis, le juste, les « droits » des administrés et de l'autre le faux, l'interdit et l'injuste. Notre personnalité mais aussi notre humeur et le moment peuvent nous faire apprécier ou détester cette simplicité, cette naïveté de la logique mathématique, administrative ou juridique, mais il nous importe seulement ici de savoir la reconnaitre. Ainsi prévenus, nous pouvons poursuivre notre recherche qui est maintenant celui d'une grammaire et d'un graphisme « naïfs », élémentaires de la logique mathématique.
Avec Boris Cyrulnik, nous avons appris que chaque objet a, pour chacun d'entre nous, son histoire, formée d'une multitude de petits événements : les rencontres avec cet objet et les récits de ces rencontres, toutes ces « petites » histoires plus ou moins présentes ou au contraire enfouies dans notre mémoire, dans nos souvenirs. Un premier appel à ces souvenirs est le nom de l'objet. Ce nom déclenche alors tout un imaginaire, plus ou moins riche, plus ou moins animé, justement, où ces objets, par différents récits s'expriment, se racontent et ainsi se différencient par des comportements particuliers. L'imaginaire du nom "raton laveur" est celui du monde animal de l'enfance, un monde animal convenable, « properly » écrivait Lewis Carroll. Ce monde est fait d'animaux de petite taille, plutôt craintifs, qui se laisseront peut-être approcher, caresser par un enfant ou d'animaux calmes, comme ceux qui « sont dans le pré ». Là est, bien sûr, l'art de Lewis Carroll : se situer dans le monde de l'enfance, dans ce monde « qui ne cesse de nous habiter ». Nous avons vu qu'il ne s'agissait en fait que de quitter le « monde en vrai » et de rejoindre par la grammaire l'univers graphique et l'univers de la logique mathématique. Dans cet autre monde, le « raton-laveur » n'est qu'un nom, il pourrait être aussi un dessin facilement reconnaissable comme dans ces bandes dessinées ou ces dessins animés de notre univers cinématographique ou numérique. Mais il ne s'agit là que de la « présence », la représentation de l'objet sur la surface graphique. Nous avons aussi compris qu'à la différence de tous les autres récits graphiques, la grammaire des mathématiques imposait des phrases, des énoncés où chacun était à même de juger ou de convenir qu'ils étaient soit vrais, soit faux, imposant ainsi à ces objets un comportement, une « façon d'être » immuable et déterminante.
C'est avec cette grammaire particulière à l'esprit qu'il nous faut maintenant aborder notre « monde en vrai » : essayer de discerner dans ce monde, c'est-à-dire dans notre vie, dans nos gestes les plus habituels ce passage de la pluralité des raisons qui conduit nos choix à cette logique particulière des mathématiques : il nous faut reconsidérer nos habitudes graphiques, visuelles à travers la « vision intérieure » du vrai et du faux qu'ils représentent. C'est sur cette idée forte que nous allons travailler maintenant : un classement des objets selon leur comportement, selon leur « façon de fonctionner ». Avant cela et peut-être pour cela, gardons dans notre souvenir ce « raton laveur » en remarquant que Lewiss Carroll imaginait un badgers, un blaireau, ce que le traducteur a choisi de rendre par ce « raton laveur » qui, en français, à partir du poème « Inventaire » de Jacques Prévert, lui donne un sens graphique et logique, celui de cet etc., qui figure à la fin d'une liste, la clôture et pourtant la laisse en suspens.