Mathématique et émotion

Parcimonie et harmonie :

Cette capacité du cerveau humain à traduire les régulations nécessaires à la survie, à les simplifier pour les rendre exprimables et collectives se résume pour Jean-Pierre Changeux par deux qualités, celles de parcimonie et d'harmonie. Pour lui, c'est la parcimonie qui est sans doute le domaine d'expression particulier des mathématiques. La parcimonie est en effet la faculté de « mettre en forme », de trouver une « formule » et ainsi de « réduire » la complexité du monde à ces formes, ces formules qui permettent de « dire et d'exprimer beaucoup avec peu ». La parcimonie est une sorte de réponse nécessaire à la complexité; elle ne la traduit pas, mais tente de la réduire. A l'évidence, dans l'histoire humaine, cette capacité de parcimonie n'a trouvé sa véritable expression que dans la confrontation entre les nécessités et les capacités qu'offre la vie sédentaire. C'est cette stabilisation du groupe humain, cette domination d'un espace terrestre qui a permis d'entreposer, de conserver et d'organiser la gestion des ressources nécessaires. C'est avec cette domination d'un territoire, qu'apparaissent ces tableaux de « mise en ordre », de « partages en classes » qui permettent « à la pensée d'opérer sur les êtres ». Mais un même graphique, une même mise en ordre peut se révéler efficace pour d'autres objets que ceux pour lesquels il avait été constitué. Ainsi ce tableau de correspondance à deux colonnes, cette mise en forme « éminemment logique » d'un langage de « programmation », d'une série de « si … alors », mérite d'être remarquée. Lorsque les devins étudiaient les signes, les formes du futur écrites par les dieux, comme celles de l'huile mélangée à de l'eau dans une coupe, c'est tout un jeu d'aléatoires qu'ils créaient ainsi. En relevant les configurations obtenues ils espéraient obtenir une simulation, une programmation complète des événements à venir. Cette liste une fois établie, un choix qu'ils espéraient judicieux ou inspiré de conséquences leur fournissait les oracles demandés : « si du milieu de l'huile une goutte est sortie vers l'est et s'est arrêtée : je (le) fais pour la campagne (militaire) : je remporterai du butin; pour le malade : il guérira. ». Prédire la victoire d'une armée et la guérison d'un personnage puissant avec de telles inscriptions est, en effet « dire beaucoup avec peu ». On conçoit qu'un tel usage de la parcimonie instituait le devin comme un personnage important en même temps qu'il rendait le métier dangereux. Ces graphiques, ces signaux régulateurs se doivent « d'opérer sur les êtres » et c'est le succès de l'opération, de la prédiction qui donne sa valeur à la correspondance proposée. Retenons cette importance logique et historique du tableau de correspondance. Nous vérifierons souvent que c'est un des moyens majeurs de cette capacité de parcimonie des mises en mémoire du cerveau humain.

Comme s'opposant à ce travail répétitif de constitution de listes, d'inventaires c'est par l'intuition soudaine d'une valeur, d'une signification puissante, le sentiment que « quelque chose » d'important se révèle tout à coup qui se définit le sentiment d'harmonie, cette autre capacité de construction, de résonnance du cerveau humain. Jean-Pierre Changeux définit l'harmonie comme « la cohérence, l'accord des parties et du tout ». Il en donne différents exemples, où l'on retrouve le même plaisir, celui de « comprendre », de « saisir ensemble », la sensation d'une découverte, d'une compréhension nouvelle et soudaine comme celles qui s'expriment dans la métaphore, dans l'image poétique ou dans le plaisir esthétique. Il semble que cette découverte de l'harmonie soit un plaisir individuel, souvent lié à des recherches, des apprentissages personnels, mais qui semblent cependant liés à l'humain, à l'espèce et partageables, communicables. On est là dans le registre de l'émotion, dans cette recherche que résument les titres des livres où Jean-Pierre Changeux fait partager sa réflexion : « Raison et Plaisir » et « le Vrai, le Beau et le Bien ». Chacun d'entre nous connaît ce plaisir de « comprendre » et sait à quel point ce plaisir est personnel et souvent difficile à partager. C'est un plaisir de « la personne » de cette création lente qui ne peut se réduire à des conséquences, à des fonctionnements plus ou moins « automatiques » comme ceux qui proviennent des apprentissages. Pour Jean-Pierre Changeux, l'évidence est que ce plaisir, qu'il soit celui de la connaissance acquise par la curiosité de l'enfant collectionneur ou celui de l'amateur de peinture qu'il « essayait » d'être ne pouvait venir que de son cerveau, de ces résonnances chimiques et électriques qui signalaient les harmonies, les compréhensions rencontrées ou obtenues. S'il associe la pratique des mathématiques avec la recherche de la parcimonie de l'expression, il cherche aussi avec le mathématicien Alain Connes ces moments d'intuition, ces visions intenses qui marquent la découverte : « au moment où elle a lieu, l’illumination implique une part considérable d’affectivité, de sorte qu’on ne peut rester passif ou indifférent. La rare fois où cela m’est réellement arrivé, je ne pouvais m’empêcher d’avoir les larmes aux yeux. ». Ces larmes qui ont surpris Alain Connes sont aussi celles de l’amateur d’art : devant la Danse de Matisse, là où Jean-Pierre Changeux parle de plaisir, Daniel Arasse précise dans « Histoires de peintures » : « qu’est-ce qui fait qu’un tableau, une fresque, un lieu de penture me touche ? Pourquoi est-ce que devant levant l’esquisse de La Danse de Matisse les larmes me sont venues, ce qui est absurde parce qu’on n’a pas à pleurer devant une peinture ? ».

L'émancipation :

Nous ne parviendrons pas dans notre recherche à de tels niveaux de découverte et d'émotion, mais nous pouvons au moins prétendre, en conclusion, à la cohérence et d'abord à celle des gestes que nous avons rencontrés et remarqués. Le premier a été le pointer du doigt de l'enfant, geste qu'accompagnait un regard, une demande d'aide. Le geste de « comprendre », de « saisir ensemble » nous a semblé ensuite très significatif puisqu'il marquait à la fois une prise de possession solitaire et le passage à la collection, à l'entreposage, l'étiquetage et à l'entrée dans un monde complexe. Un autre pointer du doigt va marquer pour nous le passage de l'enfant à l'émancipation intellectuelle. De manus (main et de capere (prendre mais aussi saisir, posséder, capturer, chasser), le latin a fait mancipium qui, en latin juridique désignait le droit de propriété. Le verbe emancipare désignait une libération de l'autorité paternelle. Cette autorité sera ici celle du maitre et l'émancipation de cette autorité sera marquée par le changement du regard qui deviendra un regard d'affrontement, de domination accompagné d'un nouveau pointer du doigt, d'une volonté de dominer « l'événement » engendré par une légère pression de l'index sur une surface tactile ou un bouton. On a compris que l'affrontement et l'émancipation plaçaient l'enfant, l'adolescent ou l'adulte face à l'écran numérique, face au savoir, à l'enregistrement, à la mémoire collective, à toutes ces histoires ces récits de notre monde. En même temps que ce symbole du geste, nous retrouvons une autre cohérence, celle de la ressemblance troublante mise en avant par Michel Serres entre les réseaux de communications par lesquels l'homme marque le territoire terrestre, les réseaux neuronaux et ceux de la toile, du Web. Cette évolution du geste de saisie la main, de la possession au langage sera maintenant celui de la recherche d'un nouveau domaine où exercer un pouvoir personnel celui de « comprendre » mais aussi un geste d'utilisation banale d'un outil, l'accès à une « économie » des circulations et de la résonnance d'un réseau de savoir.

Revenons maintenant à notre exemple : la découverte par l'enfant de la logique du tableau des arbres fruitiers. Nous y voyons, à son niveau, le même processus que celui qui illumine quelques fois les recherches d'Alain Connes ou les plaisirs esthétiques de l'amateur d'art qu'est Jean-Pierre Changeux. Elle marque la maitrise d'un domaine, d'une compréhension, celui de l'économie des mises en mémoire langagières. On sait que, pour le programmeur informatique, ce pouvoir, cette maîtrise des inscriptions, est celle que lui donne le registre, la connaissance des « adresses », des emplacements des cases mémoire où sont entreposés les équivalents numériques des noms de la liste. Le dictionnaire historique de la langue française nous précise que le mot « registre » provient de l'ancien français, de regestre qui signifiait récit, histoire. Ces récits, ces histoires qui « méritaient » d'être transcrites mais selon des procédures et sur des surfaces "maîtrisées" furent d'abord des répertoires enregistrant les actes de pouvoir contractés entre particuliers. Cette maîtrise de l'inscription suppose des règles, une ordonnance des récits comme, par exemple la chronologie des registres de naissance dont on connaît l'importance pour l'administration de l'état civil. Le dictionnaire historique nous précise d'ailleurs : « En typographie, [le registre] correspond à la correspondance des lignes d'une page imprimée avec celles de l'autre page du même feuillet <> La même idée de régulation intervient dans la spécialisation du mot en art, à propos de chacun des compartiments entre lesquels est divisée la surface d'un bas-relief, d'une peinture ou la panse d'un vase. ».

Nous avons évoqué le travail de Linné et son Systema naturae où le nom de l'objet collectionné contenait et résumait sa classification. Ces problèmes, ceux des nomenclature et taxinomies sont ceux du programmeur qui doit veiller à l'économie des mises en mémoire, aux problèmes de l'accès aux registres, aux adresses de ces mémoires. On est là dans la parcimonie, dans le royaume des mathématiques et de l'informatique où, par l'intermédiaire de ces ramifications infinies du numérique et de l'économie prodigieuse des deux signes du binaire s'est crée le potentiel fantastique qu'est le Web. Si vous avez la curiosité de demander à votre moteur de recherche de vous fournir des images de ce qu'est la taxinomie, vous verrez votre écran se couvrir d'arbres bien tristes comme celui-ci :

taxinomie

Vous trouverez dans cette forêt bizarre des espèces qui sont celles de la vie animale, d'autres qui sont végétales et d'autres catégories comme celles qui traduisent la prise en charge par l'informatique de ces nécessités de la classification. Là encore, nous espérons que ces graphiques marquent aussi la cohérence de notre approche des particularités de la logique mathématique.

Nous allons donc utiliser toutes ces ressources mises à notre disposition par les écrans numériques et le Web pour aborder les mathématiques par l'élémentaire de leur logique. Nous prendrons pour point de départ cette opposition fondamentale du continu, de la vie, du mouvement et de l'événement. Il serait dommage de réduire les mathématiques et l'informatique à des exemples de parcimonie. Il faut que la notion d'événement face au continu de la vie et à ces signaux régulateurs nous guide aussi vers des moments, des découvertes où l'harmonie ait sa place. Autrement dit, il nous faudra garder à l'esprit ce plaisir, la surprise de ces métaphores, de ces correspondances qui nous permettent de dépasser le travail de la seule logique. Il faudra nous souvenir du rire de Michel Foucault qui, mis en présence de ces annonces bien sérieuses d'une « encyclopédie » et d'une nomenclature a), b), c)… commençante découvre un enchevêtrement de catégories sans d'autre cohérence que celle de la poésie qui s'exprime ainsi. Il faudra nous souvenir de ces animaux bien « convenables » qui ne se « mettent pas à courir en tous sens et à hurler », mais qui ne savent peut-être pas, eux non-plus, résoudre une devinette. Nous utiliserons les hyperliens de nos pages HTML pour proposer et partager toutes ces correspondances, ces images poétiques, ces métaphores qui surviendront à l'occasion de nos recherches.