Nous savons maintenant que l’image d’un objet mathématique est libre ou plutôt qu’elle n’intervient pas dans la grammaire particulière du raisonnement logique. Nous allons profiter de cette liberté de choix de l’image en utilisant celles que nous offre Gaston Bachelard, un continu, une durée horizontale, rompue, marquée d’instants verticaux. Mais ce continu est avant tout celui de l’aventure humaine et ces instants sont ceux de l’image, de l’affichage de moments repérables. Nous allons évoquer, parmi eux, ceux où les grandeurs et ce qui deviendra leur algèbre apparaissent.

Histoire et préhistoire

L'apprentissage de la grandeur :

De la grandeur et de l’enfance : Nous avons donné quelques exemples d'objets d'enseignement. Ce sont des objets, des images et des récits que l'on construit pour permettre une rencontre particulière, la création d'un lien nouveau entre différentes connaissances. Pour la ou les grandeurs, préalablement à ces constructions, d'autres rencontres doivent être rapportées. Reprenons les images ou plutôt ce qui est donné à voir de la grandeur dans les apprentissages enfantins successifs. Grandir ! Quel enfant pourrait échapper aux images et à toutes les attitudes, les gestes, les postures, à tout cet imaginaire que son entourage, ses parents, les adultes – les grands – ont construit autour de lui et avec lui ? Comment séparer dans ces apprentissages les divers plans de la rationalité humaine, et surtout la part du langage, des mots employés de ce qui relève de la personne et du groupe ? La place, plus ou moins grande, que chacun prend ou ne prend pas dans un groupe familial, scolaire ou adolescent est déterminante de même que la part éthique de cette idée de la grandeur : devenir sage, responsable, adulte, se conduire comme un grand. Grandir ! Tous les enfants sont confrontés à cette nécessité et à cette injonction : après cet événement considérable qu'est la station debout, après les premiers affrontements avec la verticale et les confrontations qui s'en suivent, ses progrès en taille seront relevés, marqués et commentés. Pour peu qu’une date accompagne cette marque et les précédentes, c’est tout un ensemble de points-événements qui sont ainsi constitués et ritualisés. Mais cette progression vers le haut est trop lente pour que la notion de grandeur double puisse alors être évoquée ou même envisagée et symbolisée. Par contre, pour toutes les grandeurs qui peuvent s’exposer sur un plan horizontal et, en particulier, pour une table et une nourriture que l’on partage, les comparaisons sont faciles. Quiconque a découpé une pâtisserie devant et pour un groupe enfantin sait que leur appréciation des grandeurs est précise et impérative.

Comment, là aussi, passer des gestes, des attitudes, des postures qui sont celles de la station debout - des grands – à celles de la table, du partage puis de l’inscription ? Ce passage est aussi celui de grandeurs physiques à ces grandeurs géométriques qui accompagnent l’inscrit. C’est aussi un changement d’outils et d’outillage. On pense d’abord à la pesanteur, à la force, à ces gestes violents de haut en bas, à des outils massifs qui permettent d’écraser ou de briser. Tous les enfants ont expérimenté ces gestes de frappe, les ont reproduits en même temps que les sons qui les accompagnent. Si on passe ensuite à la table, aux mouvements qu'elle met en œuvre, à la scène du partage, à l’utilisation d’un outil tranchant et interdit à l’enfant, c’est aussi un passage du plan de la force physique au plan de l’éthique et au statut de l’adulte qu’il faudrait considérer. Une autre approche, difficile elle aussi, mais liée à la découpe et au partage est celle de la trace laissée par l’inscription. On sait ou on devine l’importance qu’elle a pour un enfant. On imagine la complexité des progrès qu’il doit réaliser dans le contrôle de ses mouvements et de sa volonté pour accéder aux demandes et indications de son entourage lors de tels apprentissages puis de la pratique du graphisme. Dans cette complexité, les traces permises ou même encouragées qu’il laisse, la place qu'occupent ces traces dans son univers familial ou social sont comme une première affirmation et une mesure sur un autre plan de rationalité, celui de sa personne.

Préhistoire : Cet apprentissage de la maitrise de ses gestes, de leur force et de leur impact sur son environnement constitue un préalable à tout ce qui va devenir le graphisme. De même qu'Olivier Keller recherche une préhistoire de la géométrie dans les découpes des premiers outils de l'âge de la pierre, il semble qu'on puisse relier ces images de frappes et de fracturations verticales à celles du partage de la nourriture, à la verticale de la lame qui découpe, aux marques du tranchant, à la disposition côte à côte des parts effectuées. C’est alors l’évidence de la seule distinction entre parts qui s’impose : celle de leur grandeur. Si on réexamine de ce point de vue les premiers gestes graphiques des enfants, on y trouve d'abord les marques d'une première liberté « naturelle » de mouvements, des allers et retours, des « zébrures », des tentatives d'encerclement, la réalisation de spirales, d'escargots, comme des prises de possession d'un territoire graphique et de son étendue. Par contre, la réalisation de traits droits verticaux n'apparaît que comme une réponse à des consignes, une des premières marques d'un mouvement qui se discipline, d'un contrôle, de normes qui s'établissent et qui s'affichent. Mais il y faut aussi une volonté et une stratégie, la conscience d'un début et d'une fin du tracé et, pour cela, la nécessité d'apprentissages et, à leur suite, la mise en place de gestes spécifiques.

Cette préhistoire de la géométrie qu'étudie Olivier Keller est une mise en avant de la logique de l'outil. Ainsi, pour reprendre la terminologie que nous avons empruntée à Jean-Pierre Changeux en introduction à notre « mise en pratique », le premier signal régulateur observable que les hommes ont su échanger, externaliser pour leur développement coopératif fut le tranchant d'un galet, la création d'un bord taillé, ce qu'Olivier Keller range comme « segment de ligne chaotique » dans la colonne Lignes, formes, figures. En regard de cette définition, il faut remarquer la durée de vie de ce signal régulateur, le million d'années du paléolithique archaïque. Remarquons enfin pour ce qui nous intéresse ici que le point n'apparaît dans ces formes qu'ultérieurement et pas comme un objet distinct, mais comme lié à la ligne (pointes pseudo-triangulaires ou pseudo-rectangles) ou à la création de cette ligne elle-même (création point par point de lignes variées par retouche des éclats). De même, la réalisation de points par l'enfant pendant ses apprentissages graphiques sera toujours subordonnée à d'autres figures de ces apprentissages. Dans cette pratique aussi, le point n'apparaît qu'après les lignes, souvent à partir d'une consigne simple, celle de la création d'un nuage de points, le remplissage d'une étendue délimitée. C'est alors la maitrise du geste qui est obtenue par répétition, mais c'est aussi l'image de la multitude, du nombre et du nombreux qui s'affiche alors, une première opposition, comme une tentative du point de se « mesurer », en se multipliant, à la grandeur, à l'étendue de la surface graphique.

Point et grandeurs :Cette ligne escargot ou ce nuage de points des gribouillis enfantins sont une première illustration du paradoxe, de l'illogisme ou de la contradiction qui sont, à tous points de vue si l'on peut dire, fondateurs de la logique et de la grammaire particulière des mathématiques. Un point dessiné seul semble être particulièrement vide de sens. Il n'existe alors que par son opposition à la grandeur, à la place prise sur une surface ou dans l'espace. Mais en s'opposant et s’exposant ainsi, il se veut minimal, presque invisible, s'évanouissant. En disparaissant, cette place qui se libère s'offre à d'autres notions et d'abord à l'interrogation logique d'une place vide, d'un virtuel. C'est ce potentiel, ce virtuel qui enchante le mathématicien Gilles Chatelet lorsqu'il décrit l'image intérieure, « l'insight » que forment pour lui les objets mathématiques et d'abord les points : « Il faut les comprendre, mathématiquement même, comme des créateurs de « possibilités », [ … ] Ils sont le résultat d'une désignation, une manière de pointer une chose [ … ] il faut effectivement ne plus considérer les points comme étant dans le plan, mais étant déjà des puissances algébriques en quelque sorte. ».

Un point dessiné sur une surface est de trop petite taille pour que la place prise ainsi soit significative. La seule observation que l’on puisse faire est celle d’un objet fixe, d’une prise de position. Si un second point est dessiné sur la même surface, ce sont les comparaisons entre ces deux positions qui sembleront alors significatives. Virtuellement, potentiellement, c’est une communication, un chemin, une ligne de passage de l’un à l’autre qui s’imagine, se dessine. Mais si le second point est disposé à côté du premier, c’est ce rapprochement, cette facilité de communication, de comparaison qui devient alors significative. Le point n’a pas de forme, pas de contour, pas de grandeur appréciable : la disposition de deux points côte à côte n’apporte aucune information nouvelle sur leurs particularités de couleur ou de taille respectives. C’est donc ce côte à côte qui, seul, est alors signifié. Là encore, c’est une virtualité, un potentiel qui s’exprime. Sans forme, le point n’a pas de côté, ce côte à côte n’est pas celui des deux points, il est celui de la surface ou plutôt de l’humain qui lui fait face, qui inscrit ou qui interroge ces signes. C’est cet humain qui transpose sur cette surface ces signaux régulateurs, ce haut et bas, ce gauche et droite, cette préhistoire de la géométrie que décrit Olivier Keller. Aussitôt, c’est à l’évidence la ligne d’écriture qui se crée et la virtualité proprement algébrique de cette ligne est son allongement, la répétition du graphisme, la répétition d’un même signe, un même mais aussi un autre, et encore un autre et le même, encore et encore qui se répètent. C’est la virtualité de cet encore et encore et la nécessité qu’il implique d’en inventer une traduction écrite économe qui fonde l’algèbre des grandeurs et le vectoriel : c’est ce travail logique qui donnera à cet assemblage de signes sa signification mathématique.

L’écriture, la trace et le mouvement:

La reproduction, le même et l’autre, le double et le multiple : On peut, face à l’enchevêtrement que décrit Jean-Claude Milner, choisir différentes approches, différents angles de visée, on en revient toujours à la reconnaissance d’un même qui est aussi, en même temps une différenciation : le même ne se reconnait qu’en s’opposant à l’autre, à ce qui est autre. Une première image de cette reconnaissance est celle qu’offre une juxtaposition, la mise côte à côte de deux images identiques, de deux objets jumeaux, chacun semblant être un double, une copie de l’autre. L’exemple le plus évident est celui du vivant, de l’événement que constitue la naissance ou l’éclosion. De la notion de double on passe alors à la notion de multiple, mais, l’évidence qui s’impose alors est celle de l’espèce, d’une classification : la portée d’un mammifère est à distinguer de celle de l’ovipare et de la colonie, du fourmillement ou de la cohorte d’insectes ou de l’envahissement d’un végétal. Ainsi, en même temps que le double et le multiple de la naissance c’est la catégorie, l’espèce, une nomenclature « naturelle » qui s’imposent.

A cette notion, à cette création naturelle du double et du multiple correspond la juxtaposition construite, simulée, celle du « rappel mémoire », c'est-à-dire la possibilité de disposer côte à côte, en même temps et au même endroit des images apparues ou inscrites à d’autres endroits ou à d’autres moments. Cette volonté est celle d’une permanence, de l’apparition, de la création d’un « arrêt sur image » et ainsi de l’inscription. Le premier problème, le premier choix est celui de l’outillage, de l’outil qui inscrit et du support de cette inscription. Ainsi, quelques baguettes de bois aiguisées en pointe ou en biseau, un geste d’appui sur l’argile encore meuble de la tablette suffisaient à l’enregistrement des comptes en Mésopotamie mais se prêtaient mal au dessin et à la gravure. A l’opposé de cette possibilité de répéter un geste et un dessin très simples, la représentation d’une catégorie d’objets, d’animaux, de végétaux ou de personnes demande d’autres outils, d’autres matériaux et des savoirs faire plus complexes. Là encore, il faudrait distinguer histoire et préhistoire, évoquer le passage de la cueillette de végétaux des primates humains ou pré-humains à d’autres modes de vie, à la recherche d’autres territoires. De la multitude végétale à sa raréfaction, de la forêt à la savane c’est encore un apprentissage de la grandeur qui s’opère. Ce passage est aussi celui de la recherche et de la reconnaissance de traces, celle d’une végétation ou celle d’une présence animale. Ces traces sont en effet un instrument essentiel de cette création de signaux régulateurs. Elles s'offrent, elles se proposent comme un rappel-mémoire, la mise en évidence d'une opposition entre présence et absence d'un être. Cette opposition est avant tout logique, c'est un questionnement qui révèle le temps et son ordre. Si l'on pense à une raréfaction de la végétation, ce sont des repères temporels, ceux des saisons et des diverses sensations qui les accompagnent qui vont s'imposer. Le lien entre ces événements et différentes observations de régularités célestes sera établi et peu à peu précisé. Les traces de pas d'un animal seront, elles aussi, un questionnement sur son espèce et sur la possibilité de prochains passages. Cueillette ou chasse, ce sont là des prévisions qui s'imposent, celles de la nécessaire nourriture et d'éventuelles mobilités ou mobilisations. L'évaluation des grandeurs en jeu, la nécessité d'une stratégie, des partages et des comptages nécessaires à ce « développement coopératif » s'imposent et avec eux la création de signes, de signaux de cette régulation.

Mise en mouvement : Nous avons choisi une figure fondamentale, celle du voyage, de sa réalité vécue ou de son souvenir, de son récit. Cette figure se caractérisait par deux points-événements, un départ et une arrivée séparés par une durée et un parcours terrestre. L'inscription d'un premier point puis d'un second disposés côte à côte offre, suggère un potentiel, une virtualité qui se révèle aussitôt évidente, celle de la répétition de cette inscription ou disposition. On pense alors au premier pas et cette pensée elle-même s'offre comme première, inaugurant toute une série de liens entre des images, des séquences de vie qui expriment toutes ce passage d'une immobilité de départ à une mise en mouvement, un premier pas qui, « en même temps » qu'il se produit s'offre au recommencement, à la reproduction. Ce pas, cette mise en marche, c'est celle d'un bipède et elle évoque aussitôt deux catégories d'événements :

- l'une est individuelle, personnelle comme par exemple le souvenir des premiers pas d'un bambin, de ces premiers pas au milieu d'une famille protectrice. Mais ce passage est aussi celui de la posture verticale, marquant l'affrontement en même temps qu'un changement de direction du regard, un éloignement de la ou des perspectives. Ces premiers pas sont ressentis, vécus comme les « premiers pas dans la vie » dit-on : ils ouvrent un chemin, une durée, un voyage.

- l'autre est collective, elle concerne l'espèce et cette idée du premier pas devient alors celle de l'évolution, d'une aventure de plusieurs millions d'années où se confondent les reptations maladroites d'espèces marines inaugurant le passage d'un déplacement fluide, facilement continu, à cette nécessité de points d'appuis qui sont ceux du monde terrestre et de ses déterminations physiques. Un des premiers pas de cette évolution est celui du bipède et de cette libération des membres « supérieurs », de ces bras et de ces mains du primate, du pré-humain s'offrant alors au développement de l'outil et de sa logique.

C'est ce que décrit Olivier Keller, ce qu'il appelle « une préhistoire-gestation de la géométrie au sein de l'activité humaine ». Cette description est celle du lien qui se crée entre « l'évidence géométrique » et les mouvements de la main, « où la main et le cerveau s'éduquent réciproquement » :

« L'évidence géométrique, ou le réflexe mental qui s'impose ici est dans le segment de ligne comme intersection de deux surfaces ; on en est resté là pendant un million d'années, résultat fort modeste en un sens, mais prodigieux dans un autre, si l'on accepte d'y voir le premier plan d'action systématique et réfléchie dans l'histoire de l'espèce animale. La main et le cerveau s'éduquent réciproquement : au cerveau de décider d'une création nécessaire, le tranchant. Il mémorise ensuite les résultats de différents essais de frappe, en sélectionne certaines et les coordonne en un plan d'action qui fait alors du cerveau le dirigeant de la main. Le but (le tranchant) et le moyen (la taille) sont unis cérêbralement en un plan d'action qui est en même temps une première découverte géométrique. Nous disons bien en même temps ; car d'une part, il ne s'agit pas de lignes d'un côté et de surfaces de l'autre, mais d'interaction des deux. Et d'autre part, cette géométrie est inséparable d'un plan d'action concret, elle n'est pas faite de concepts. Il n'existe pas encore dans le cerveau humain, d'image de ligne ou de surface isolée de l'image d'un archétype de galet et de ses transformations successives ; mais le plan d'action en lui-même, aussi simple soit-il ici, est une première abstraction active du cerveau puisqu'il décide de soumettre à un même traitement l'infinie variété des galets réels. Là est le creuset de la géométrie : non dans la contemplation des formes naturelles puis dans leur abstraction spontanée, mais dans l'action de transformation de la nature. »

L'aventure humaine :

Scènes inaugurales :Le premier pas de notre recherche théorique, notre première scène inaugurale était la description de « la naissance du sens », ce pointer du doigt qui caractérise l'espèce humaine, la sépare de toutes les autres espèces animales. C'est l'éthologie, l'étude de du comportement animal qui permet de discerner cette différentiation, c'est l'éthologie qui reproduit des séquences de vie animales. Il est impressionnant de retrouver cette scène décrite par Olivier Keller comme intacte, encore visible, se perpétuant depuis des millions d'années.

frappe

Vous appartenez, nous appartenons à une espèce animale qui a appris à civiliser cette capacité de frappe et à la relier à ce pointer du doigt, passant ainsi de l'indication du sens au choix de caractères discriminants. Cette suite de caractères est aussi l'indication d'un récit, une suite logique, une grammaire de signes. Cette même civilisation nous offre aussi du temps, du temps libre où nous pouvons transférer sur un clavier puis sur un écran ces frappes ou ces pointers du doigt qui font naitre « le sens ». Le message « Comment casser une noix ? Un sapajou vous dévoile sa technique » vous ouvre une fenêtre impressionnante sur le temps et la durée :

Sapajou

Si vous prenez le temps de réactiver cette séquence sur votre écran numérique puis, peut-être, de préciser vos connaissances sur les utilisations d'outils par diverses espèces animales, vous apprendrez ou vérifierez que le repérage (en rouge et rose) de l'ampleur des mouvements du petit singe par rapport à la durée (mesurée, affichée à la seconde près et figurée par la barre de progression en jaune), les différents sons enregistrés, permettent à chacun de vérifier que le singe manifeste une bonne « connaissance » des grandeurs mises en jeu. Le sapajou « évalue » au bruit de l'impact le résultat de chaque frappe, augmente si nécessaire la force mise en jeu jusqu'à ce que coquille de la noix cède et qu'il puisse procéder à l'épluchage et libérer le fruit. D'autres observations des éthologues montrent que certains individus d'un groupe animal se différencient des autres en se révélant capables d'expérimenter des conduites, des comportements nouveaux, inusités, déviants par rapport aux normes, aux habitudes établies pour ce groupe. Si ce comportement a un résultat positif évident pour tous comme l'accès à une nourriture jusqu'alors hors de portée (utilisation d'un bâton, d'une pierre pour casser une noix …), il est reproduit, imité par d'autres et peut devenir une pratique établie du groupe. Il peut enfin faire l'objet d'un apprentissage. On reconnaît dans cette description les fondements d'une évolution, d'une possibilité de sélection « naturelle » où tel ou tel événement soudain ou changement climatique progressif éliminera telle ou telle espèce, en favorisant des pratiques nouvelles, permettant d'autres modes de vie ou l'accès à de nouveaux territoires. C'est d'abord par la capacité et l'habitude qu'a chaque individu d'imiter les gestes d'un autre membre de sa parenté ou de son groupe que se propagent ces comportements traditionnels ou nouveaux. Cette capacité d'apprentissage nécessaire ou utile à la survie d'un petit peut être renforcée comme l'attestent différentes observations :

« De plus, les mamans chimpanzés montrent l'exemple à leurs petits. Les petits s'intéressent très rapidement à l'outil et le manipulent tôt. Les mères font preuve d'une extrême patience envers eux. Quand ils ne surmontent pas une difficulté technique (par exemple en essayant de casser une noix avec un percuteur), elles leurs remontrent les gestes doucement et patiemment. »

Rêveries : Gaston Bachelard voyait dans les sillons des plaines labourées de Bourgogne les traces du rythme d'une journée humaine. A l'immédiateté de l'éclairage électrique, il préférait la flamme de la bougie dont la fragilité figurait mieux l'accès à la rêverie et aux images aux instants poétiques ou métaphysiques qu'elle permet ou qu'elle suscite. Comment ne pas rêver à ces millions d'années de l'aventure humaine, à sa fragilité, à ces surgissements de l'événement et de la nouveauté, à ces recommencements nécessaires. La force du rêve est peut-être de permettre à de nouveaux liens, à des relations entre différents objets, à ces images de l'« insight » de se former ou de s'affirmer. Ce pointer du doigt permettant à l'enfant d'accéder au langage, pourquoi ne pas l'imaginer surgissant, marquant une séquence de vie de nos chasseurs-cueilleurs du paléolithique ? L'un des membres du groupe pointe son doigt vers le sol. Il montre les traces du passage d'un animal tout en proférant un grognement quelconque, mais qui devient ainsi significatif, un de ces proto-mots, un prototype de mot pour reprendre l'expression de Boris Cyrulnik. D'autres grognements, les uns d'approbation, les autres de contestation lui répondent. De retour à l'abri de leur caverne, l'un de nos chasseurs reproduit sur l'une des parois l'image qu'il a gardée en mémoire, l'image suscitée par les traces animales et qu'il associe au grognement, au proto-mot énoncé alors. Cette image comporte ce qu'on appelle des « traits caractéristiques ». Notre homo-habilis ou homo-sapiens vient de créer une représentation, un théâtre où chacun comprend que la réalité est déformée, mais aussi enrichie pour prendre sens, partager une signification. Ces traits caractéristiques et cette représentation ne sont pas ceux d'un individu, d'un animal particulier, ils sont ceux d'une espèce et nous permettent d'énoncer un principe de logique mathématique, ce que Jean-Claude Milner appelle le « rassemblement » :

« Rassembler plusieurs termes en une seule classe sur la base d’une même propriété, cela ne peut se faire que par les voies du Même et de l’Autre : tous les membres de la classe doivent avoir une propriété commune et passer pour mêmes de ce point de vue. Inversement, ils doivent passer pour mutuellement autres en tant que la classe ne se réduit pas à un seul membre. [ … ] on suppose d’abord un x identifiable, puis en un second temps, on le relie à une propriété P, en disant « x est P ». [ … ] on dit « x est P », mais en même temps, on dit – et efface – « x n’est pas P ». »

Nous retrouvons là les formes les plus traditionnelles de ces « assemblages de signes ayant une signification mathématique » x est un nom et x est P (qui dit et efface x n’est pas P) est un énoncé variable, mais qui en logique classique ne peut être que vrai ou faux. Ce qui apparaît alors, c'est que l'essentiel d'un élémentaire de la logique mathématique est constitué dans le cerveau de ces homo-sapiens « éduqués » par des millions d'années de la « préhistoire gestation » de ces homo-habilis nés de la bipédie. La transmission ou plutôt le transfert de cette logique élémentaire sur la surface graphique puis sur la ligne d'écriture n'est plus, là encore, qu'une « évidence géométrique » : celle des directions et des « sens » disponibles sur une telle surface, haut et bas, droite et gauche. Les traits caractéristiques des espèces, de ces rassemblements, de ces « noms » d'espèces qui créent cette première rupture, cette fracture du réel entre individus-objets variables x est P ou x n'est pas P, chacun de ces énoncés excluant (effaçant) l'autre, est visible dans tous les témoignages d'écriture qui nous sont parvenus. Des fresques des murs des cavernes du paléolithique supérieur aux hiéroglyphes égyptiens, on retrouve les mêmes dessins caractéristiques d'espèces animales. Ainsi, la différentiation entre bipèdes et quadrupèdes est immédiate. Elle est même systématisée par la pratique des scribes égyptiens d'un mélange entre vue de face et vue de profil qui marque ces représentations :

loïc malnati