Nous avançons, nous progressons petit à petit dans notre recherche de la logique du continu. Nous comprenons mieux maintenant que cette logique du continu et même l'histoire de cette logique ou l'histoire des mathématiques elle-même ne sont que l'un des aspects de ce « développement coopératif » propre a chaque espèce. Mais cette compréhension a élargi le champ de notre recherche au rôle de ces « signaux régulateurs », de ce langage, de ces symboles que les humains ont su échanger et partager tout au long de leur histoire ou préhistoire commune. Cet échange et ce partage particuliers à une espèce sont d'abord ceux des gestes, se transmettant par imitation d'un individu à un autre. L'événement pour l'espèce est alors l'apparition d'une séquence de gestes révélant un savoir faire, une façon de procéder ou un processus nouveaux, inventés par l'un des individus du groupe. Ce qui est alors événement ne prendra de l'importance, ne sera mémorisé et sauvegardé que s'il se révèle bénéfique pour le groupe. Il sera alors reproduit, recommencé et son imitation pourra être renforcée par apprentissage. Ce passage est donc aussi celui d'une déviance, d'un changement, d'une variation qui ne concernait qu'un individu isolé à sa propagation à tout un groupe, voire à l'espèce toute entière : ce qui était déviance et événement devient signal coopératif, routine.

Déviance et intégration

Henri Lebesgue :

L'événement 1972 : Nous nous sommes amusés, dans une première approche du continu à comparer le Valmy 1792 de Goethe et le Valmy 205.1-2011 du camion vidéo Google. Nous avons surtout utilisé ce rapprochement pour rendre sensible la notion de ce que nous avons appelé un point-événement. Mais à présent, il nous faut revenir à cet autre événement, important pour l'approche suivie ici, la parution en 1972, sous le titre « L'événement » du numéro 18 de la revue « Communications » où le philosophe Edgar Morin intervint sur « Le retour de l'événement » et où le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, s'interrogea sur le rapport entre « Le cerveau et l'événement ». De ces débats, on trouvera de multiples traces, et parmi elles cette remarque d'Edgar Morin qui va nous donner un nouvel éclairage sur cette importance du point et de sa « virtualité algébrique » :

« La notion d'élément relève d'une ontologie spatiale. La notion d'événement relève d'une ontologie temporelle. Or tout élément peut être considéré comme événement dans la mesure où on le considère situé dans l'irréversibilité temporelle, comme une manifestation ou actualisation, c'est-à-dire en fonction de son apparition ou de sa disparition, comme en fonction de sa singularité. Le temps marque d'un coefficient d'événementialité toute chose. »
Autrement dit, il y a toujours ambivalence entre événement et élément. S'il n'y a pas de « pur » élément (c'est-à-dire si tout élément est lié au temps), il n'y a pas non plus de « pur » événement (il s'inscrit dans un système) et la notion d'événement est relative.
Autrement dit encore, la nature accidentelle, aléatoire, improbable, singulière, concrète, historique de l'événement dépend du système selon lequel on le considère. Le même phénomène est événement dans un système, élément dans un autre. »

Cette citation enfin :

« le learning, l'apprentissage sont les fruits non seulement d'une éducation parentale mais aussi des rencontres entre l'individu et l'environnement. Les traits les plus singuliers résultent de ces rencontres. »

nous semble éclairer une autre rencontre, une autre singularité de l'apprentissage, celle qu'énonce Jean-Pierre Changeux :

« Une deuxième classe de limites est temporelle : la présence de moments critiques dans la vie de l'organisme, où l'événement donnera lieu à une trace. L'oison de Konrad Lorenz a, dans son programme génétique, dès l'éclosion, le réflexe de suivre. Il suivra ce qui bouge près de lui, ses parents dans le cas général. Si c'est Konrad Lorenz qui se substitue aux parents, l'oison recevra son empreinte et devenu adulte « aimera » de préférence à ses congénères. Effectué chez l'adulte ou chez le jeune passé la phase critique, l'événement « remplacement des parents par l'expérimentateur » ne laissera aucune trace. On sait chez l'homme l'importance de l'environnement maternel et familial dans la mise en place du comportement émotionnel de l'adulte. [ … ] Ce qui sera « événement » pour l'adulte dépendra donc très directement de l' « événement empreinte » reçu par le jeune, que ce soit l'image de l'être aimé, une religion, une éthique, ou tout simplement un langage. ».

Evénement et non-événement : Imaginons maintenant, cette même année 1972, un jeune professeur de mathématiques à qui l'Education Nationale confie la charge et la mission d'enseigner à de jeunes élèves certaines notions, certains usages mathématiques décrits, détaillés sous forme d'objets et de savoir-faire dans les programmes de chaque classe. La lecture des articles de ce numéro sur « L'événement » et plus particulièrement ce passage où Edgar Morin insiste sur l'ambivalence entre élément et événement aurait sans doute constitué pour lui aussi un événement ou, tout au moins, introduit un trouble, un doute dans son esprit, dérangé les images et même l'« insight », la vision intérieure et personnelle qu'il pouvait avoir des mathématiques et de leur nature. Pour notre jeune professeur, le point est, avant toute autre chose, un élément et les parties du « cours » où, à cet élément on associe un nombre figurant le « temps », où ce point reçoit un « coefficient d'événementialité », sont précisées, nommées et ainsi séparées et séparables. Pour lui, il ne peut donc y avoir d'ambivalence entre les notions de point et d'événement. Par contre, sans intérêt ni même connaissance des écrits de Boris Cyrulnik, Konrad Lorenz ou Jean-Pierre Changeux, notre jeune professeur sera soucieux de « l'empreinte » qu'il peut et doit laisser dans le cerveau de ses jeunes élèves. Il tentera d'être et de rester pour eux une « figure de référence » et de varier ou d'alterner dans son « cours » les moments « événement » et ceux de répétition, de routines, moments nécessaires à la « prise en main », aux « apprentissages » de nouveaux outils. Peut-être aura-t-il rencontré et apprécié avec Lewis Karol et son « Alice au pays des merveilles » la logique imperturbable des « non-anniversaires », mais il semble improbable qu'il prenne en compte dans sa réflexion personnelle tout ce qui, pour lui, ne sont sans doute que des « non-événements ». Peu de professeurs de mathématiques de cette génération peuvent imaginer ni même soupçonner la révolution en germe du « tout numérique ». Même s'ils fréquentent un ciné-club, même s'ils ont goûté et remarqué le « Rythmétic » de Norman Mac Laren, ils ne pourront relier la diffusion de ce film par la « Fédération des Œuvres Laïques d'Education par l'Image et le Son » à l'annonce d'une mise en mouvement des figures et des lignes de calcul de leur enseignement face à de futurs élèves. Sans avoir lu Daniel Lacombe, ils savent que les énoncés mathématiques ne peuvent avoir que deux « valeurs » : le vrai et le faux. Ont-ils reliés ces valeurs aux révoltes provoquées par l'introduction de la dizaine à la progression des sages égalités numériques de Rytmétic ? D'autres études de Norman Mac Laren comme « Canons » ou « Sphères » ouvrent des voies encore insoupçonnées, même à notre époque.

Lebesgue : l'intégrale : Pour notre jeune professeur, le nom d'Henri Lebesgue et connu et même sans doute respecté, mais il est probable que ce respect, cette référence soit liée à son apparition dans les programmes d'enseignement « supérieur » ou ce nom est lié à des objets et des savoirs et savoir-faire mathématiques prestigieux comme celui du calcul des « intégrales ». Comment, à ce stade, reconstituer chez notre jeune professeur les images, les empreintes successives qui sont celles du calcul, depuis ses premiers succès de l'école primaire et peut-être l'acquisition d'un « statut » auprès de ses camarades de classe, la satisfaction de ses parents et de ses « maitres », puis la rencontre du calcul « algébrique », des opérations « ensemblistes », puis du calcul « propositionnel ». En même temps, qu'une progression dans cette connaissance, notre jeune professeur a sans doute acquis le sentiment de son « appartenance » à un groupe humain particulier et d'un éloignement de la logique commune. Ce sentiment s'est sans doute consolidé par diverses rencontres avec certains de ses « congénères » humains qui, lorsqu'il se présentait à eux comme « professeur de mathématiques », lui indiquaient par divers « signaux régulateurs », souvent de simples « mimiques », cette « mise à part ». Si notre jeune professeur est soucieux de garder le contact avec le milieu universitaire qui l'a formé et veut suivre les évolutions de sa discipline, il notera que diverses publications veulent marquer le centenaire de la naissance d'Henri Lebesgue en 1875. Peut-être, en 1974, reconnaitra-t-il sa « tribu », ce groupe humain particulier auquel il appartient, dans cette présentation du « Message d'un mathématicien : HENRI LEBESGUE » :

« LEBESGUE : nom familier à tous les étudiants qui apprennent « l'intégrale de Lebesgue ». Mais pour la plupart d'entre eux ce n'est qu'un mot, presque un nom commun, réduit même maintenant à la lettre L. »
loïc malnati