Nous adoptons ici un « point de vue », celui d’une grammaire qui serait « naturelle » et permettrait de reconnaitre et de différencier les « assemblages de signes possédant une signification ». Nous espérons ainsi parvenir à une nouvelle approche, celle du « regard ». C’est par l’opposition de deux formes de lecture, l’une attentive et studieuse et l’autre de « survol » que nous allons commencer.

Continu et discontinu
Le regard et la lecture

The brink :

The brink

Premier signe : Un assemblage de signes … Se saisir, disposer d’un premier signe, puis d’un second, les assembler. C’était tout simple … Une mécanique, un enchainement de gestes, les uns après les autres. Un ordre là encore. Tout simple, simplement logique. Un premier signe … Le « un » était superflu, seulement grammatical : le premier était seul, unique par sa présence ou par sa qualification, le rang qui lui était attribué. Présent avant l’autre, présent avant le second, ou rangé à cette place, attribuée alors par choix ou par convention.

Premier signe … Nécessairement, logiquement seul, mais déjà lié au second, en attente de son apparition et de leur présence commune, qualifié, ordonné par rapport à lui, assemblé à lui. Les psycholinguistes avaient pu observer avec une grande précision les mouvements des globes oculaires d’un lecteur et déterminer à quels endroits d’un texte et pendant quelle durée se fixait son regard. On apprenait ainsi que :

«  [ … ] l’œil progresse, au cours de la lecture comme dans l’exploration d’une ligne de caractères ou même dans l’examen d’une scène visuelle, en fonction d’un programme globalement préparé à l’avance. Ce programme serait seulement modulé par les événements rencontrés localement, qui sont traités au fur à mesure de leur rencontre.  ».

La citation qu’il venait de placer entre deux balises « blockquote » provenait du compte-rendu d’une recherche sur « Le regard et la lecture ». Les chercheurs Ariane Levy-Schoen et J. Kevin O’Regan y détaillaient leurs travaux. Ils proposaient alors (en 1989) de résumer leur théorie par le titre « Stratégie et tactiques ». Un lecteur studieux et consciencieux trouverait facilement ce compte-rendu sur le Web. Il pourrait télécharger, imprimer, lire puis classer les dix pages de cet article. Il pouvait aussi en rechercher et en utiliser de précieux et d’excellents résumés dans les « notes de lecture » de revues savantes. Comme souvent dans ses recherches, notre conteur avait trouvé dans les collections mises à sa disposition par le site « Persée », sur deux pages et trois colonnes, une analyse signée Louis Timbal-Duclaux, bien plus utile et éclairante que toutes les lectures pourtant attentives qu’il avait réalisées. Il avait pu se rassurer en vérifiant sur le Web que Louis Timbal-Duclaux était aussi « l’auteur d’une trentaine d’ouvrages de référence sur l’écriture professionnelle ou romanesque » » dont « Savoir écrire des articles » et « La prise de notes efficace ».

Ainsi encouragé à poursuivre, il avait lui aussi pris quelque notes sur : « les opérations complexes […] du regard et du cerveau qui le dirige. » », sur « la stratégie [qui] est le mode global de lecture que le cerveau décide : par exemple lecture fine soutenue ou, au contraire, lecture – globale - assez rapide. ». Cette précision enfin lui avait semblé importante :

« Pour bien reconnaitre un mot, la meilleure tactique consiste à le fixer un peu à gauche de son centre, l’information principale portée par les lettres étant souvent en tête du mot, dans sa racine. ».

Le rapprochement de ces deux mots « fixe » et « racine » était une remarque essentielle pour ses recherches de « densité » et de « potentiel » et il se promettait d’y revenir, mais cette reconnaissance d’un mot en une seule fixation permettait aussi de mieux comprendre la thèse des auteurs, thèse qu’il pensait bien résumée par cette dernière note :

« La meilleure stratégie globale incite l’œil à progresser d’un mot au suivant en faisant le pari de la visée optimale la plus fréquente (centre gauche) car c’est en moyenne la plus économique. Mais parfois elle est prise en défaut. Le cerveau doit alors intervenir par un ensemble de tactiques locales pour récupérer le sens, en réajustant la visée par des fixations supplémentaires et même des régressions. »

La naissance du sens : Pour notre conteur, cette histoire, celle d’un premier signe, avait commencé par un hasard, un conseil amical lui signalant l’existence et l’intérêt d’un auteur, Boris Cyrulnik et d’un petit livre. Son titre : « La naissance du sens » l’avait intrigué. Ce qu’il y avait lu et appris était à l’origine de toute une remise en cause de beaucoup de ses certitudes d’alors. Boris Cyrulnik y expliquait pourquoi « le pointer du doigt » différenciait définitivement l’homme de l’animal tout en marquant « l’accès de l’enfant au langage ». Pour notre conteur et jusqu’à cette lecture, le pointer du doigt était un geste simple. Il indiquait un sens et une direction. Cette direction était celle d’une droite et ce sens était celui d’un des deux sens de parcours de cette droite. Ces savoirs étaient ceux des mathématiques, ceux de cette construction, de ce « modèle » qu’était la droite réelle. Ces savoirs permettaient de donner à chaque mot ou plus précisément au nom d’un « objet » (de ce qu’on regardait, que l’on « considérait » comme un objet) ce que Daniel Lacombe appelait sa « signification mathématique ». Pour notre conteur, la supériorité du langage mathématique provenait de cet effort sur le langage commun, un nom désignait un objet mathématique unique car bien déterminé.

Ce qu’il venait de marquer de balises « strong » était un nouvel emprunt, un extrait de son « Cours de logique élémentaire ». Daniel Lacombe y précisait qu’il s’exprimait là « Le « point de vue « classique » […] (par opposition au « point de vue intuitionniste », le seul autre connu qui soit cohérent […]) ». Qu’on puisse avoir deux points de vue différents sur la logique mathématique avait provoqué au début du vingtième siècle, la seule et unique « crise » de l’histoire des mathématiques. Pour un mathématicien (ce que notre conteur s’efforçait d’être), il s’agissait là, déjà, d’une histoire ancienne. Mais, pourtant, avec Boris Cyrulnik, il découvrait un autre point de vue, cohérent lui aussi et ouvrant sur d’autres formes logiques et d’autres langages. Pour l’éthologue Boris Cyrulnik, l’humain était une espèce animale parmi d’autres. Il en étudiait les « comportements ». De ce point de vue, évidemment, l’existence d’autres logiques, d’autres langages et d’autres grammaires « naturelles » étaient à considérer.

Les enfants, les petits humains qu’observait et que filmait Boris Cyrulnik étaient âgés d’environ douze mois. Douze mois pendant lesquels ils avaient découvert et testé leurs « sens », expérimenté et accumulé les essais, les réussites et les erreurs. La « lecture » du monde extérieur qu’ils accomplissaient, nécessitait de relier tous ces sens, toute cette expérimentation, par une prise en main des objets, puis par tout un ensemble de manipulations dont la prise en bouche, la dégustation n’était pas la moins importante. Ce que révélaient les observations de la « naissance du sens », c’est qu’à douze mois le cerveau de l’enfant était assez exercé et développé pour créer un nouveau geste de la main, où le pouce se repliait en « oubliant » la pince qu’il refermait habituellement sur l’index. L’index se tendait, prolongeant la main et le bras et indiquant une direction, celle d’un objet « convoité ». Mais l’enfant accompagnait ce geste d’un regard dans une autre direction, vers une personne, sa personne « de référence » et surtout d’un appel, d’une tentative d’appel, un essai d’articulation d’une sonorité particulière, une création, celle que Boris Cyrulnik appelait un « proto-mot ».

Cette scène et sa description en précédaient une autre, où l’utilisation d’un simple gobelet différenciait deux petites filles, l’une « familiarisée », l’autre « sauvage ». Là aussi, les gestes étaient un langage, faisaient « signe ». Notre conteur allait devoir apprendre à relier et à différencier quatre plans logiques celui du symbole, celui de l’outil, celui du groupe et enfin celui de la personne, ce qu’on résumait généralement par la théorie de la « médiation ».

Contrariétés :

Sens et bon-sens : Ces découvertes, celle de la « Naissance du sens » puis du rôle et de l’importance de la « médiation » dans les apprentissages avaient marqué les premières étapes d’un long et lent processus de remise en cause ou de remise en ordre de tout ce qu’il pensait jusque-là être des savoirs et des certitudes. Il gardait du livre de Boris Cirulnyk le souvenir d’un moment de satisfaction et d’émotion, moment de plaisir vite enseveli sous les contraintes quotidiennes. Les premières pages étaient d’une lecture agréable et aisée, celle de deux récits, deux observations de « bon sens » mais aussi de « sens commun », compréhensibles, facilement partagées par tout lecteur, studieux ou occasionnel.

L’importance, la valeur de ce moment et de cette émotion ne lui était apparue que peu à peu, au fil de recherches et de lectures plus difficiles, à l’issue d’une période d’efforts suivis de découragements, efforts d’attention, compensés ou récompensés d’abandons, de plaisirs et distractions diverses. L’étude de la théorie de la médiation était pour lui exemplaire des lectures studieuses que certaines recherches nécessitaient. Mais là aussi, là encore, il remarquait qu’il avait trouvé un médiateur, un médium, une figure de référence. La « Théorie de la médiation » avait pris sens pour lui par les travaux de Jean-Claude Quentel. Deux articles de cet auteur, deux lectures avaient été décisives : « Grammaire, langue et bilinguisme chez l’enfant » et « Quand parler ne peut être que montrer ».

Il lui avait fallu encore du temps et des efforts pour comprendre et peut-être pour admettre ce qui, à chacune de ces étapes, se modifiait en lui : un ordre, une hiérarchie de valeurs. C’est sur ce mot, celui de « valeurs » que se concentraient peu à peu ses réflexions. Il était, il s’était « chargé de sens » et cette expression elle-même, le caractère « grammatical » qu’il donnait depuis peu à ces références au poids, à la densification que pouvaient prendre certains mots lui semblait remarquable. Le problème qu’il découvrait ainsi était celui du lien entre sa personne, ses recherches et sa génération : cet ordre, cette hiérarchie de valeurs qui s’était modifiée concernait-elle ses valeurs, les valeurs d’une personne ou celles de toute une génération, sa génération «  Les médiations, les médiums, les « figures de référence » pouvaient-elles agir à un tel niveau de groupe, celui de toute une génération « 

Papa Freud et papa-Boris : Boris Cyrulnik était devenu une personne « médiatique » et en consultant les vidéos de ses conférences disponibles sur Youtube, notre conteur avait le sentiment d’avoir trouvé et marqué une nouvelle étape, décisive pour ses recherches, quelque chose comme la dernière pièce d’un puzzle, un point d’orgue, un accord final. Le choc, l’émotion, ce qu’il appelait le côté « vilain-petit-canard » ou « tonton-flingueur » de tous les grands savants qu’il admirait s’était produit dès les premières phrases d’une conférence sur la « Biologie de l’attachement ». Cette conférence était facile à suivre, à comprendre et à apprécier mais sa durée (1 h 23) pouvait dissuader beaucoup d'éventuels « lecteurs ». Il en avait donc découpé un court extrait qu’il proposait à son-lecteur :



« […] ils sont partis d'une phrase de papa Freud et Freud contrairement à ce que l’on nous a appris Freud était intégratif il n’a jamais été psychiatre il a été neurologue il a continué à publier toute sa vie en neurologie la plupart un grand nombre de ses hypothèses sont confirmées aujourd’hui par les neurosciences. Par exemple, l’hypothèse du « frayage », qui dit qu’une information se fraie dans le cerveau un premier chemin, ce qui fait que la deuxième information aura tendance à prendre plus facilement le même chemin, donc c’est les processus d’apprentissage. Il avait appelé ça « frayage », ça avait beaucoup étonné les gens qui n’avaient pas réagi. Aujourd’hui les imageries neurologiques confirment qu’effectivement une information qui vient du milieu extérieur sculpte, fraie des circuits dans le cerveau et crée des aptitudes particulières à percevoir le monde. Alors là - je sais qu’il y a des philosophes dans la salle - ça veut dire que le monde que l’on perçoit est un monde qui est construit par d’abord notre appareil neurologique, qui lui-même est construit par le monde que l’on perçoit. Ça veut dire que l’homme façonne le monde qui le façonne. Et une fois que notre cerveau est circuité par la structure du milieu qu’on a inventé, structure du milieu social, structure du milieu relationnel, conditions éducatives, entrainements physiques et mentaux, une fois que le cerveau a été sculpté, « circuité » disent les américains par le milieu, il perçoit de manière préférentielle un type de monde, c’est-à-dire que le monde qu’on perçoit c’est celui pour lequel on a été préparé à le percevoir. Donc ce qu’on appelle réalité, c’est une construction, c’est une représentation du monde. Là, je suis encore pendant quelques minutes dans la biologie, mais je dirai tout à l’heure la même chose avec les théories, avec les mots, avec les représentations verbales. Une fois qu’on a acquis les mots, une fois qu’on a acquis une histoire, on perçoit plus facilement le monde qu’on se représente verbalement. Je ne sais pas si vous me suivez, de toutes façons je reprendrai ça […] ».

Il avait disposé cette citation (quote) en deux « blocs » successifs, balisés par l’HTML. Le premier avec la balise « video », une séquence de 2 mn 26, se présentant avec les commandes habituelles facilitant sa lecture et toute relecture, et le second, un paragraphe d’une vingtaine de lignes encadré, comme les autres blocs écrits, par une balise « blockquote ». Pour transcrire ce paragraphe à partir de sa version « vidéo », notre conteur avait dû rechercher une ponctuation et avait pu ainsi vérifier cet avertissement, d’autant plus remarquable qu’il ouvrait le chapitre « généralités » du site « la-ponctuation.com » :

« A l’oral, la voix monte, descend, observe des temps de pose, des arrêts, … Elle permet à elle seule de moduler et de cadencer notre discours, de lui donner tout son sens, de mettre en avant certains mots, certaines phrases.
A l’écrit, toute cette richesse inhérente à la voix n’est plus. Il fallut donc trouver d’autres moyens de se faire comprendre des lecteurs, de traduire les oscillations de timbre et de rythme. […] »

Sens et contre-sens : C’était l’avantage de l’âge et du temps libre. Notre conteur commençait à remettre un peu d’ordre dans ses idées, c’est-à-dire dans toute cette profusion de signes à sa disposition. Ce mot « frayage », assez inusité, l’avait surpris. L’idée d’un chemin à « frayer » dressait chaque humain face à la vie, à un foisonnement, à un envahissement du vivant qui lui semblait comme une sourde inquiétude de l’époque, un regret et une recherche. Autour de ce mot, il avait découpé une séquence, séquence assez courte mais qu’il voulait explicite. Il avait ensuite ouvert en « Nouvel onglet » les premières pages de « la-ponctuation.com » de façon à pouvoir les lire et relire facilement. Il voulait tenter de rétablir une ponctuation assez précise, permettant de « […] traduire les oscillations de timbre et de rythme. » qui « modulaient et cadençaient » le discours de Boris Cyrulnik.

Le classement de son site-référence établissait une gradation qui lui avait semblé déterminante : virgule, point-virgule et point. De la virgule : « … [qui] marque une courte pause dans la lecture sans que l’intonation change. », on passait au point-virgule et ainsi à la marque : « [d’une] pause plus importante que la virgule mais à la différence du point, la voix ne baisse pas complètement entre deux propositions. ». Le point enfin venait conclure cette hiérarchie : « Le point indique la fin d’une phrase. Il s’accompagne d’une intonation descendante et d’une pause nettement marquées. ». Ces indications précises établissaient, lui semblait-il, la primauté de la phrase.

A sa grande surprise, en écoutant et en réécoutant Boris Cyrulnik, il dut vite reconnaitre qu’il était bien difficile, à l’écrit, de restituer « toute cette richesse inhérente à la voix ». La première pause « nettement marquée » ne pouvait se transcrire ni par un point (la phrase était comme suspendue, en attente d’un « complément »), ni par une virgule ou un point-virgule (aucune énumération). Elle précédait « papa Freud », qui une fois posé, marqué et remarqué par une seconde pause plus courte semblait relancer un rythme, un débit qui, cependant, à la réécoute apparaissait comme s’appuyant sur deux autres pauses autour de « Et », puis de « Freud ». Les guillemets qui, entre autres usages précis, signalent : « une expression employée dans un contexte inhabituel que l’on désire souligner ou nuancer » semblaient s’imposer autour de « papa Freud ». Après quelques hésitations, il choisit de marquer une première phrase très courte, puis de laisser à la virgule le soin de l’« énumération » des « propositions juxtaposées ».

« […] Ils sont partis d'une phrase de « papa Freud », et Freud, contrairement à ce que l’on nous a appris, Freud était intégratif, il n’a jamais été psychiatre, il a été neurologue, il a continué à publier toute sa vie en neurologie. La plupart – un grand nombre - de ses hypothèses sont confirmées aujourd’hui par les neurosciences.

La proposition :

Pratique et praticiens : Notre conteur aurait voulu que ce titre « La proposition » ait pour son-lecteur une résonnance particulière, comme mythique, quelque chose comme « La révélation », un titre qui interpelle, qui ressemble à ceux que « les média » appuient d’un « Ce qu’on vous a toujours caché ». Peut-être ainsi aurait-il pu partager la surprise de ce qu’il venait de découvrir. Il avait conçu ce dispositif pour apprécier et vérifier la qualité de la ponctuation qu’il s’efforçait de rétablir. Accessoirement, pensait-il alors, cela lui donnerait une occasion de s’exercer à la manipulation des raccourcis-clavier et des clics-droits qu’il négligeait bien trop souvent. Son idée était bonne, son dispositif lui avait permis de réaliser des observations remarquables et même « bouleversantes » se disait-il en souriant et en relisant ce titre « sens et contre-sens » qu’il avait choisi alors. Sa « belle » introduction sur la liaison « ordonnée », sur le « sens » de, l’assemblage « premier-signe–second-signe » ne l’avait pas préparé à l’imprévisible de ce « contre-pied ».

Mais son dispositif lui avait permis d’apprécier l’art (et la malice) du conférencier Boris Cyrulnik. Il était face à un public d’étudiants en « PACES Lyon Sud » (Première Année Commune des Etudes de Santé). Les premiers mots, les premières phrases prononcées avaient situé, reconnu ce face à face, mais en le transformant. Boris Cyrulnik avait commencé sa conférence en rappelant à ses auditeurs qu’ils étaient contraints pour « réussir leurs examens » à l’acquisition de savoirs « fragmentés » parce que disciplinaires. Un lapsus, trop parfait pour ne pas être naturel : « Or, quand vous… quand on est praticien […] » se révélait quelques phrases plus loin comme une anticipation : « et nous, on est obligé, pour avoir nos examens, de fragmenter le savoir et, pour pratiquer, d’intégrer le savoir […] ». L’ancien étudiant Boris Cyrulnik, devenu praticien s’adressait à d’autres futurs praticiens. Il les prévenait du changement intervenu entre leurs deux générations. Plutôt que de savoirs disciplinaires se méprisant les uns les autres, ils auraient à participer à des équipes permettant « l’intégration » de ces savoirs dispersés. Un « nous médecins » établissait tranquillement et définitivement la relation de l’orateur et de ses auditeurs. L’habituel « fossé » des générations devenait ce pivot, ce point d’appui qui permettait que leur opposition les renforce l’une l’autre : du grand art.

Papa Freud et Papa-Boris : « Papa » n’était pas « une information qui vient du milieu extérieur ». Pour tout un chacun, « papa » avait une forme des plus « familières », ce mot avait un chemin, un circuit bien établi, tout tracé, déjà « circuité » parmi ses neurones. « Père » était d’un autre abord, on l’employait pour un autre, pour le père d’un autre. Quelques fois aussi (mais c’était plus difficile à « reconnaitre »), on remplaçait le mot « papa » par le mot « père » ou plus précisément (plus grammaticalement), par « mon père », ce qui était une façon de se mettre à distance, à distance de « papa ». C’était peut-être aussi un moyen d’échanger avec les « autres », les autres « personnes », des généralités sur « les pères » ou « le père ».

Pour un grand nombre d’humains, pour ceux en tout cas qui avaient frayé un chemin au mot « Freud » dans leur cerveau, l’expression, l’assemblage de signes, « le père Freud » nécessitait de « circuiter » ou « recircuiter » différents chemins déjà frayés. Cette expression était celle d’une certaine « familiarité » ; elle exigeait une communication entre deux circuits habituellement séparés, ceux des proches et ceux des « autres », les « étrangers ». « Le père Freud » était un « assemblage » inusité et même insolite. Avec cette expression, Boris Cyrulnik aurait surpris et intrigué son auditoire. L’assemblage « Papa Freud » était un coup de génie et un coup de force. Il créait un choc neuronal, un court-circuit. Ce « coup » était aussi une diversion, une traduction, une forme « musclée », efficace, de l’aimable « votre attention s’il vous plait ». Ce choc ouvrait, forçait les circuits neuronaux des auditeurs. Il les préparait, il assurait et atténuait le second « coup » : « contrairement à ce qu’on nous a appris […] Freud n’a jamais été psychiatre, il a été neurologue […] ».

Enseignement et médiation : Mais il ne s’agissait là pour notre conteur (il le discernait mieux « après coup ») que de préliminaires, de préparatifs du « vrai » choc, celui qu’il vivrait comme une « révélation » (les parenthèses et les guillemets permettaient-ils d’écrire « vraie révélation » : le site référence ne se prononçait pas…). Une des grandes difficultés des apprentissages de la logique telle que l’enseignaient les mathématiques était la notion de « proposition ». Son cours de « Logique élémentaire » après avoir établi « l’expression » comme « un assemblage de signes » précisait tranquillement :

« On peut, en première approximation, classer les expressions mathématiques en deux catégories : les noms (parfois aussi appelés « termes ») et les énoncés (parfois appelés « propositions »). ».

Comment avait-il pu lire et relire que, avant tout autre rôle, la virgule s’emploie :

« Dans une énumération, pour séparer des mots, des groupes de mots de même nature ou des propositions juxtaposées. »

et ne pas reconnaitre dans ces deux catégories la même différentiation que celle des noms et des énoncés. Comment avait-il pu, ensuite, ne pas remarquer que le point-virgule renforçait, justifiait cette distinction en se spécialisant pour :

« séparer des propositions ou expressions indépendantes mais qui ont entre elles une relation faible, généralement une relation logique. ».

Il lui suffisait de relancer la lecture de la séquence proposée pour vérifier qu’il s’agissait bien, pour l’orateur Boris Cyrulnik, d’énumérer « une suite de propositions ayant une relation logique ». Freud était intégratif, Freud n’a jamais été psychiatre, il a été neurologue, cette suite présentait un raisonnement, c’était une démonstration logique qui était proposée et même « soutenue ». Ce soutien était celui du rythme, de la diction, une sorte de scansion, de précipitation, d’accélération de l’enchainement des propositions. On remarquait même un geste du bras et de la main gauche, la simulation d’une répétition, d’un cycle et d’un rythme lui aussi « soutenu » par ce geste. C’était à cause de ce « soutenu », d’une certaine « précipitation » du rythme et de ce mouvement du bras « enchainant » la logique des propositions en une suite qu’il avait choisi la virgule, plus légère, plus « entrainante » que le point-virgule.

Pendant « le cours » de mathématiques, raconter, écrire et faire écrire que : « Un énoncé exprime un fait […] réalisé ou non réalisé » n’avait, sur des élèves que l’impact des rituels des apprentissages. Un jour peut-être, « les imageries neurologiques » localiseraient et préciseraient les circuits par lesquels les écoliers ou les lycéens stockaient, laissaient en attente de tels apprentissages. Au fil de son histoire et de ses découvertes, notre conteur se persuadait peu à peu que le multimédia et l’hypertexte offraient de nouvelles possibilités : le spectacle et l’étude d’un grand praticien, d’un médiateur-intégrateur étaient eux-mêmes une source de pratiques. En écoutant Boris Cyrulnik, chacun percevait le raisonnement « proposé ». En réécoutant les propositions juxtaposées, en les notant et en les numérotant au besoin, chacun pouvait reconstituer facilement un enchainement logique, son enchainement. Notre conteur était personnellement convaincu que :

- Freud était neurologue.
- Freud était intégratif.
- L’hypothèse du « frayage » était vérifiée.
- Le monde, la réalité étaient perçus, par chacun, à travers une « histoire » acquise et exprimée par des représentations verbales.

Restait à préciser en quoi le passage à l’écrit transformait la logique et la grammaire « naturelles » de la langue, de la parole. Une nouvelle histoire, une autre étape et une autre médiation était nécessaire. Elles aussi prendraient appui sur une juxtaposition-différenciation-opposition (ou premier-signe-second-signe, ou papa-Freud si l’on préfère) et un nouveau titre : les mots et les symboles.