Aux mathématiques et aux sciences est généralement associée l’idée d’un langage complexe et de l’utilisation de mots savants qui se distinguent et distinguent ces disciplines du langage courant. On évoque plus rarement le fait que sciences et mathématiques, pour se constituer, s’appuient d’abord sur ce langage ordinaire, mais en le soumettant à un traitement particulier. C’est par cette particularité, cet usage spécifique que font les mathématiques des mots les plus habituels que nous allons commencer. Prenons un exemple simple : nous parlerons de points, de droites, de nombres et nous dirons que ce sont des objets mathématiques ou des objets de la mathématique. Mais qu’appelons-nous un objet ? Qu’est qu’un objet ?
Une première façon de répondre à ces questions est de regarder autour de soi et de rechercher quelque chose que nous allons pouvoir saisir, prendre en main et séparer, détacher ainsi de tout cet environnement qui est le nôtre en ce moment. Si nous sommes devant un bureau ou une table de travail, nous saisirons peut-être un crayon, un livre ou un bloc-notes qui, habituellement, est à portée de main. Mais peut-être aussi nous contenterons nous d’esquisser ce geste de saisie et indiquerons, en pointant le doigt dans sa direction, que ce crayon, ce livre, ce bloc-notes est pour nous un objet. Ces gestes et cette façon de désigner un objet sont si habituels, si familiers qu’ils peuvent sembler sans importance. Ils sont pourtant fondamentaux, comme le montre Boris Cyrulnik en expliquant pourquoi le « pointer du doigt » différencie définitivement l’homme de l’animal en marquant l’accès de l’enfant au langage.
Après avoir rappelé différentes observations sur la « communication animale », Boris Cyrulnik donne la description suivante :
« Voici le protocole mis en place pour observer l’apparition du pointer du doigt chez le bébé « normal ». Le bébé se trouve installé dans sa chaise de bébé, la table placée devant lui hors de portée de sa main. On pose sur la table un objet désigné par la mère et convoité par le bébé : nounours, chiffon, tartine ou autre … De cette scène nous effectuons, grâce à une caméra, ce que nous appelons un « prélèvement bref » : une séquence de cinq minutes chaque mois dans la même situation à peu près standardisée. On constate alors que, jusqu’à l’âge de neuf ou dix mois, l’enfant retenu par sa chaise de bébé tend d’abord tous les doigts vers l’objet convoité, il porte son regard dans sa direction, puis se met à crier lorsqu’il constate qu’il n’arrive pas à l’atteindre ; il se rejette alors en arrière et ne tarde pas à s’auto-agresser, par exemple en se mordant les mains. La maman dit qu’il fait un caprice. Nous, qui sommes des scientifiques, nous appelons cela une « hyperkinésie ». Statistiquement, lorsqu’on répète systématiquement l’observation, comme nous l’avons fait, on ne constate presque aucun écart par rapport à ce schéma.
Mais tout d’un coup, vers le dixième ou onzième mois chez les filles, vers le treizième ou quinzième chez les garçons, on voit s’effectuer un changement comportemental aisément perceptible sur la cassette. Sa maturation neurologique aboutit à ce que l’enfant cesse de tendre les doigts ouverts. L’événement se produit : il commence à pointer du doigt. Voilà ce qui est un progrès d’une grande signification, car pour faire ce geste il faut à l’enfant toute une pensée organisée : il doit cesser de vouloir attraper l’objet pour se l’approprier immédiatement ; il doit de plus acquérir la représentation très élaborée que, par désignation, il peut renvoyer à quelque chose qui se trouve éloigné dans l’espace, et qu’il peut obtenir par l’intermédiaire de sa mère.
Une analyse plus fine des images constituant notre séquence fait invariablement apparaître un « détail » qu’on n’aperçoit guère « en situation », à l’œil nu, mais dont l’importance s’avère décisive. Lorsqu’il effectue son geste désignatif, l’enfant se met à regarder la mère, ou le père, ou l’adulte qui se trouve avec lui dans la pièce. Disons qu’il se tourne vers ce que nous appelons, dans notre langage, sa « figure d’attachement ». Et c’est alors à ce moment précis, qu’il tente l’articulation, toujours d’abord ratée, d’un mot. J’ai risqué un mot pour désigner ce mot-toujours-raté ou, si l’on préfère ce raté-de-mot : je l’appelle un « proto-mot » ; on le perçoit comme une émission sonore de type « bon-bon »… ».
Nous avons évidemment oublié ces apprentissages Il faut pourtant les évoquer pour nous rappeler que le geste de désignation, le pointer du doigt, est un prolongement du geste de saisie, de prise en main de l’objet. Il faut surtout être conscient de la part affective qui a accompagné ces apprentissages et des sentiments induits par certains gestes comme la prise en main qui est aussi une prise de possession. Ce crayon, ce livre, ce bloc-notes que nous avons choisi ou désigné, y sommes nous « attachés » ? Est-ce qu’il s’agit de simples outils à notre service ou ont-ils, pour nous et peut-être pour nous seulement, une importance particulière ?
Une autre façon d'aborder les significations d'un mot est de rechercher dans un dictionnaire. Certains de ces dictionnaires précisent même l'étymologie du mot, c'est-à-dire son origine, et les variations éventuelles de ses significations : son histoire. Ainsi le « Dictionnaire Historique de la Langue Française » de Robert nous indique que le mot « objet » vient du latin et se compose de « jeterer » - jeter, lancer - et du préfixe « ob » - devant soi -. Cette expression « jeter devant soi » est extrêmement révélatrice. Pour jeter quelque chose, il faut d’abord, d’une certaine façon, avoir été capable de s’en saisir et ainsi de séparer cette chose de ce qui n'est pas elle, de ce qui est à la fois son environnement et le nôtre. Le geste et l’idée de jeter indiquent que cette saisie mais aussi cette possession doivent s’interrompre et que nous devons nous détacher de la chose : la jeter c’est aussi la rejeter, couper les liens d’attachement, de possession qui résultaient de cette « prise en main ». Cependant ce jet, ce rejet est limité : nous ne jetons pas cette chose au loin, nous la jetons devant nous, ce qui indique que nous voulons la regarder, l’examiner, la voir autrement, d’un autre œil, sous un autre angle que celui de l’objet familier duquel nous étions peut-être trop proches. Un autre dictionnaire où nous rechercherons des précisions sur les mots que nous étudions est le « Trésor de la Langue Française » qui reprend et actualise sous forme informatisée l’ancienne publication du Centre National de la Recherche Scientifique (C.N.R.S.) et se veut « le témoin objectif et impartial du vocabulaire français. » On y trouve, pour chacune des différentes significations d’un mot, des citations de grands auteurs ou d’ouvrages techniques de référence. Ainsi, l’article « objet » énonce différents exemples en séparant les significations abstraites d’un « objet » - s’opposant au « sujet », à la personne, à l’être pensant - des significations concrètes d’un « objet » s’offrant à la vue en se détachant de son environnement. Les deux premières définitions données d’un objet dans « une visée concrète » sont : « Tout ce qui, animé ou inanimé, affecte les sens, principalement la vue. » puis « Chose solide, maniable, généralement fabriquée, une et indépendante, ayant une identité propre, qui relève de la perception extérieure, appartient à l’expérience courante et répond à une certaine destination. ». Nous retrouvons dans ces définitions confirmation de la justesse de notre approche, de notre premier mouvement, celui de regarder autour de nous et de rechercher un objet habituel, familier, maniable, manipulable. Mais nous voyons aussi apparaître une notion importante, liée à l’idée même de l’objet, celle d’une destination, d’un « destin » de l’objet considéré. Autrement dit, cet objet que nous voyons, que nous saisissons dans notre environnement n’est pas là par hasard. Il n’est là que parce qu’il a une fonction, une utilité. C’est sur cette table ou sur ce bureau, devant nous, que nous utilisons ce crayon et ce bloc-notes et c’est cet usage qui crée des liens entre ces objets et nous-mêmes.
Boris Cyrulnik poursuit la description de cette « naissance du sens » que porte le langage humain en rapportant une autre scène qui concerne l'objet familier, l'objet usuel, l'objet comme « outil ».
« Voici maintenant deux jeunes filles face à un gobelet. L'une d'elles est une enfant familiarisée, âgée de trois ans et demi ; l'autre une « enfant sauvage », abandonnée précocement, âgée de sept ans. La première, arrivant pour le goûter, enchaine une séquence de gestes bien liés : elle prend le gobelet, boit le contenu, regarde sa mère, repose le gobelet. La petite fille sauvage prend le gobelet, boit, et dès qu'elle n'a plus soif, ouvre la main et laisse tomber le gobelet.
Les deux petites filles ont perçu le gobelet, ont compris qu'il n'est pas une chose mais un outil dans lequel on peut mettre de l'eau ; elles prennent l'outil en tant que tel, et savent toutes deux s'en servir. Mais la petite fille sauvage s'arrête là ; alors que la petite fille familiarisée continue l'ontogénèse de l'objet. Ici, comme lorsqu'il s'agit de pointer le doigt, nous avons découvert le détail décisif : c'est le regard de la mère (ou de l'adulte présent). A ce regard affectueux, la petite fille s'adresse en même temps qu'elle manipule l'objet. L'objet se trouve ainsi « affectivé ». Lorsqu'il y a parole, la mère dira ou aura dit : « Tu sais, ce gobelet t'a été offert par tante Noémie le jour de ton baptême… » Bref, de ce regard, déjà elle « historise » l'objet ; s'infiltrent en lui une filiation et une religion. La substance de l'objet « gobelet » […] est constituée de sens, tissée de paroles ; et c'est pourquoi il est humain. »
On voit bien à travers ces deux descriptions la force et la complexité que recouvre toute forme d'apprentissage. La première scène, celle du pointer du doigt, marque le début de l'apprentissage du langage. Le mot prononcé et le geste vers l'objet convoité symbolisent bien le lien ainsi crée par l'enfant entre le mot et la chose. Le regard de l'enfant vers « la figure de référence » annonce le début de ces échanges, de cette attention nécessaire des personnes de son entourage à ses expressions et de l'aide qu'elles devront lui apporter pour qu'il puisse accéder au langage. La seconde scène nous impose une nouvelle complexité, celle de l'usage des objets comme outils et de la personnalisation des usages que porte le langage. Elle résonne en nous comme un drame, un théâtre où deux personnages imposent à la fois l'innocence de l'enfance et, par contraste l'évidence du bonheur et du malheur possibles. On y voit que, comme avec le langage, par l'usage des objets familiers, l'enfant s'attache, s'inscrit dans une histoire, dans une famille et ainsi accède au monde social. On pressent enfin qu'avec le langage et l'usage des objets familiers, c'est une norme, une grammaire, une façon de parler comme de se comporter dans le monde humain que portent ces apprentissages.
La « théorie de la médiation » élaborée par Jean Gagnepain et les chercheurs de ce qu'on appelle « l'Ecole de Rennes » précise les liens entre ces plans, ces registres de « la rationalité humaine » que nous venons de décrire sommairement. Elle permet de distinguer quatre plans : le plan du signe, du lien symbolique entre le langage et le monde, le plan de l'outil, de la technique, le plan de la personne, de la personnalité, du rapport à autrui et enfin, le plan de l'éthique, de la norme, du contrôle du désir, chaque plan se construisant et fonctionnant en chaque individu à partir des autres et en liaison avec eux. Cette théorie s'appuie sur des observations cliniques qui montrent que cette capacité d'abstraction, cette rationalité qui est le propre de l'humain ne se limite pas au langage, mais s'exprime aussi dans la création et l'utilisation d'outils et de techniques. Surtout, à partir de ces deux formes d'expressions, de comportements s'ouvre un jeu de partage, de relations humaines, une entrée dans un monde social où peuvent s'affirmer ou non chaque personnalité et qui conditionnent la logique des choix, l'éthique suivant laquelle chacun contrôlera ses désirs par rapport à cette société.
La distinction de ces quatre plans va nous permettre de préciser ce que les mathématiques peuvent avoir d'élémentaire. A cette notion est attachée celle de l'école et de l'enfance. On sait que cet élémentaire de l'école, qui se voulait égalitaire, s'est transformé en une recherche et un parcours qui va du simple au difficile, au complexe. Au long de ce parcours, des groupes et des personnalités se forment et se transforment. Peut-on, en dehors ou à côté de l'école, sur cette autre base égalitaire, sur cette « toile » sans cesse défaite et refaite que propose le web, ses réseaux, ses possibilités de recherche et ce nouvel imaginaire qu'il invente constamment, proposer une autre approche de mathématiques élémentaires ? Ces mathématiques élémentaires ou cet élémentaire des mathématiques ne sont-ils pas une partie de cette rationalité humaine que nous partageons tous ?