Formes et formules

Le petit livre :

Dépaysements : Vous êtes un locuteur français. Vous parlez et lisez le français. Cela vous a conduit à ces lignes et à cette image :

petitlivre

Vous êtes face à la couverture d’un petit livre de mathématiques destiné à des écoliers chinois. Vous ne savez que bien peu de choses des mathématiques chinoises. Vous ne savez pas non plus comment, à quels âges et par quel système ces mathématiques sont enseignées. Cette ignorance, curieusement, vous réjouit. Elle vous permet d’aborder la lecture de ce petit livre avec une certaine candeur et beaucoup d’enthousiasme.

Votre univers, votre quotidien vous propose et vous impose maintenant les images et les animations du « tout numérique ». Vous êtes persuadé que se crée ainsi tout un nouvel imaginaire, une nouvelle « lecture » du monde réel et que ces modifications vont avoir des répercussions sur l’enseignement des mathématiques. Vous êtes curieux de découvrir les traditions de cet enseignement dans la société chinoise mais vous êtes aussi intéressé par les effets de cette « mise en réseau » mondiale que réalise le Web. Cette nouvelle grammaire de l’écrit et des images a-t-elle des répercussions en Chine ? L’omniprésence du « numérique » a-t-elle d’ores et déjà des effets perceptibles sut l’écriture idéographique traditionnelle ? Sur l’enseignement des mathématiques ?

Langues et langage : Vous avez remarqué qu’avec le texte et l’image, le monde actuel utilisait toute une « signalétique » de logogrammes, pictogrammes et idéogrammes. Les gestes eux-mêmes se conforment, se codifient peu à peu et deviennent idéographiques. L’essor des études sur le comportement et le langage animal aidant, le langage des signes installe lui aussi de nouvelles pratiques.

L’enseignement des mathématiques se heurte à cette barrière. La traduction, la réduction par l’écrit de l’algèbre des grandeurs apparait alors lui aussi comme une sorte d’idéographie, une production de signes, de symboles devenant étrange, une langue se voulant naturelle devenue, à l’écrit et par l’écrit, comme étrangère : vous confiez la combinaison « chinois écrit » à la fenêtre de votre moteur de recherche. Les automates du Markup Langage n’y voient pas malice et vous donnent accès (entre autres) à un article de Wikipédia où vous lisez que :

« Après les modernisations imposées par le gouvernement de la République populaire de Chine, l'écriture de gauche à droite à l'instar des langues européennes devint la pratique habituelle. […] Malgré la montée en puissance de l'écriture horizontale de gauche à droite (en accord avec l'apparition des chiffres arabo-indiens), et les acronymes et marques en caractères latins, l’écriture verticale de droite à gauche garde une certaine importance à Taïwan et Hong Kong, ce dû à l'absence de toute prescription de la part des gouvernements respectifs en la matière.
     L'écriture verticale devrait diminuer d'autant plus rapidement que le format HTML de publication sur Internet ne propose actuellement pas de solution adaptée pour publier un texte vertical. […] » 

Ce nouvel usage, cette mise en œuvre dans un document HTML d’idéogrammes « chinois », de chiffres « arabo-indiens » et de caractères « latins » vous semble un sujet d’étude intéressant. Avec la seule couverture du petit livre, vous reconnaissez déjà l’un des principes de la grammaire HTML : le fonctionnement par blocs.

Lisibilité :

Hiérarchies : Le premier bloc qu’offre la couverture est l’image. Elle impose sa primauté par sa « lisibilité ». Les couleurs, les vêtements, le visage, les gestes des écoliers « parlent » d’eux-mêmes. Le regard se porte ensuite sur « le » bloc-titre « 全日制六年制小学课本 » puis sur deux sous-titres, différenciés l’un de l’autre par leur position et par l’espacement et la couleur de leurs « caractères ». Sans rien connaitre du chinois, vous percevez la logique à l’œuvre dans la mise en page. L’espacement des dix caractères :

全日制六年制小学课本

… a été accentué pour disposer ce titre comme « entête ». La position du second sous-titre 第 十 二 册 et sa couleur rouge semblent au contraire le destiner à la marginalité. Ce premier examen vous rassure : vos attentes, votre questionnement gardent leur valeur. Le « balisage », les principes de mise en page, de mise en « formes » que généralise l’HTML sont bien une grammaire. Sans rien connaitre de la langue, vous avez pu déterminer quelques « unités de sens », une répartition, un ordre, une hiérarchie des significations.

Harmonies : Vous profitez de cette étape, de cette première pause de votre recherche pour apprécier la variété et l’élégance graphique des idéogrammes, ceux de l’entête qui se détachent comme traditionnellement en noir sur fond blanc. Le titre enfin :

数学

... vous impressionne car il vous semble exprimer comme un degré supplémentaire de cette élégance et de cette complexité. Vous avez remarqué qu'il ne comportait que deux caractères, et qu’il était comme « surligné » par un autre mot, le seul qui soit « lisible » pour vous, le mot « SHUXUE ».

Vous ne pouvez résister à ce qui est pour vous un premier « mot », peut-être une porte d’entrée. Vous écrivez « shuxue » dans la fenêtre d’un des traducteurs dont vous disposez sur le Web : il s’agit bien du mot « mathématiques ». Votre traducteur vous précise son écriture accentuée « shùxué » » et vous en propose une écoute, des sonorités, ce que vous ressentez comme un changement d’ambiance, le début d’un voyage.

Grammaires : Le petit livre s’ouvre sur ce qui est manifestement une table des matières. Vous y vérifiez facilement que l’ordre de lecture est bien celui que vous avez reconnu sur la couverture, l'ordre qui vous est habituel, de gauche à droite et de haut en bas :

sommaire

Vous remarquez la numérotation des chapitres :

一 二 三 四

... qui utilise les chiffres chinois (un, deux, trois, quatre …) alors que les sous-chapitres sont repérés avec la numérotation et la typographie « occidentales » : 1. 2. 3. etc. Chacun est indiqué en vis-à-vis du numéro de page correspondant, numéro que vous retrouverez à droite en pied de page, dispositif qui, là aussi, correspond à vos habitudes.

Le petit livre comporte 94 pages. La page 1 est devant vous :

page1

Deux titres (chapitre et sous-chapitre) précédent un autre bloc de texte, deux lignes constituant un paragraphe, un bloc-image (un bandeau de trois dessins), deux autres paragraphes, l’un de deux lignes, l’autre de trois et enfin un bloc de deux dessins côte à côte.

Les signes de ponctuation vous semblent correspondre à ceux que vous connaissez : virgules, parenthèses (ouvrante et fermante) et points. Les paragraphes sont ouverts et refermés par alinéas. Vous soupçonnez donc un balisage, des « séparateurs » déterminant des unités de sens, des significations : une grammaire. Cette reconnaissance amplifie le plaisir de l’intrigue ; vous savez, par exemple, que l’alinéa « [marque] plus fortement le point et le passage à une idée nouvelle ». Vous êtes ainsi devant un nouveau jeu mêlant savoirs grammaticaux et linguistiques au plaisir de « la devinette ». Vous tournez la page :

page2

Les objets et le langage :

Dénominations : Vous êtes surpris. Votre candeur s’est évanouie, votre enthousiasme s’est mué en perplexité. A la seconde page, le surgissement de la formule « S = C h » vous impressionne. En à peine plus d’une page et quelques lignes de texte, c’est toute la démarche des mathématiques qui est comme mise à nu, exposée sans plus de façons. Deux objets du monde « réel » sont proposés, mis en scène et sans doute présentés, précisés par les deux lignes de texte qui précèdent. La juxtaposition de ces deux objets met en évidence ce qui les différencie. A contrario, la seule justification à leur rapprochement est leur « forme », forme précisée, dessinée à leur suite, comme déduite, comme conclusion de cette juxtaposition-différenciation. Cette forme a un nom, un nom connu, sans doute annoncé par le titre, commenté et précisé par le texte : « le cylindre ».

Dématérialisation : La représentation d’un cylindre est celle d’un objet « réel » devenu transparent, évidé, réduit à une membrane, à une fine pellicule le séparant de ce qui lui est extérieur. La mise en perspective et la transparence permettent de mettre en évidence et en vis-à-vis l’égalité des faces supérieure et inférieure. Ce dispositif vous est habituel mais, sans recours au texte, vous prenez conscience du pouvoir de l’idéographie. Vous soupçonnez tout à coup que pour un lecteur chinois, le passage du « texte » à l’image n’a pas le même caractère que pour le lecteur occidental. Pour un lecteur français, c’est tout le prestige d’une culture « littéraire » qui sépare le « texte » de « l’image » et de « la bande dessinée » réputées enfantines.

Réductions : A la réflexion, votre surprise vous semble provenir de la rapidité avec laquelle la « formule » est comme extraite de la « forme ». Cette transformation d’un dessin déjà simplifié en un énoncé « minimal », un texte réduit à une suite de quelques signes (les « mots » du texte remplacés par de simples lettres), cette réduction réalisée par le passage à l’écriture alphabétique est comme accentuée par l’encadrement. S = C h est constitué en « bloc », mais comme un « bloc minimal », qui s'interpose et s'expose comme s'il condensait tout l'apprentissage le précédant.

La formule apparait comme un moment, un moment crucial de toute une mise en scène, comme une sorte d’ellipse, un de ces moments « raccord » obtenu au cinéma en refermant peu à peu le cadre, le champ donné à la caméra. La réduction du cadre se fixe sur l'élément clé des séquences suivantes. Se crée ainsi une annonce et une attente : celle d'une nouvelle scène avec de nouveaux personnages.

Un autre monde (et/ou) un monde autrement : Ce nouveau monde qu’ouvre « la formule », vous le connaissez et le reconnaissez à ces personnages qui apparaissent alors : les chiffres, les nombres, le calcul. Avec les chiffres « arabo-indiens » ce sont les nombres, le numérique et tout son opératoire qui entrent en scène. Cet opératoire est à présent celui des tableurs et de la gestion informatique, ce qui vous renvoie à l’image de couverture, à ces graphiques qu’étudient avec tant de sérieux ces petits écoliers.

C’est ce sérieux que vos premières traductions vont confirmer. Vous n’êtes qu’au début de vos surprises.